Stromae n’est pas mort, que vive Mosaert

Luc, Paul et Coralie se sont installés le temps d'une interview dans le hall d'exposition de LaVallée. Bientôt, ce sera à leur tour d'exposer. | © Lara Herbinia/parismatch.be
À l’aube d’une nouvelle capsule mode et après des années de mystère, Paul Van Haver annonce : « Stromae, ce n’est pas fini ». Et Mosaert encore moins.
Coralie, Paul et Luc entrent par la grande porte, une large grille aux barreaux de fer froids, un jour de pluie. Dans le même geste que le battant, c’est LaVallée qui leur ouvre ses bras : une ancienne blanchisserie industrielle, une authentique église vaudou un temps, et aujourd’hui, 6 000 mètres carrés de ruissellement créatif, de tripotage artistique et d’aventure entrepreneuriale. Des ateliers emplis de bric et de broc en enfilade et des artistes partout, architectes fous, céramistes géniales ou illustrateurs peinturlurés.
Après être passés à travers les créations gigantesquement colorées des Hell’o et le laboratoire d’argile du duo Quartz, la famille Mosaert pénètre dans la petite manufacture de papier peint de Tenue de Ville. Aux murs, des feuilles de palmiers, des motifs diffus, du vert, du bleu. Et dans le portfolio de l’artiste, un étrange écho : d’ici quelques jours, Paul Van Haver, sa femme Coralie Barbier et son frère Luc Van Haver sortiront leur propre tapisserie murale, à l’occasion d’une cinquième capsule héritière d’une tradition débutée en 2013.

L’épisode Racine Carrée. Et alors même que ressortir du placard le costume de Stromae fait l’effet d’un secret de famille, c’est le trio qui ouvre l’album de souvenirs. Le début de Mosaert et de sa relation à la mode – et désormais au design – remonte à « l’époque où la musique guidait absolument tout », embarque Paul Van Haver. C’est aussi celle où Coralie Barbier débarque dans sa vie avec « une simple idée, mais qui pour moi était brillante » : des vêtements inspirés du wax, un tissu typiquement africain. Une tenue par morceau du disque. « Finalement, c’est le reflet d’une mécanique qui s’est très vite développée quand Paul a créé le label Mosaert pour être propriétaire de son premier album. Le fait d’être indépendant lui a donné l’envie d’être singulier et d’aller au bout des détails », décrypte Luc, son directeur artistique, presque avant d’être son frangin.
Esprit de famille
Avant le succès, Luc est la porte à laquelle Paul frappe pour faire écouter les embryons de ses « leçons ». « Je lui trouvais plus de bagout que moi : il était plus ouvert et il avait un avis toujours intéressant ». Le succès venant, les vieilles habitudes restent, et les deux signent un contrat fraternel sans se l’avouer. « Ça a longtemps été difficile pour nous deux d’admettre que c’était un vrai boulot », se souvient Paul Van Haver. L’autre complète : « J’ai porté bien malgré moi la casquette de directeur artistique sur le premier album, mais je l’assumais à moitié. J’étudiais à l’IHECS en même temps, et j’aidais Paul de mon mieux pour la musique en studio, puis pour les visuels et les concepts autour des clips ».

Puis viennent les tournées, les milliers de spectateurs, le succès, et il faut s’y faire : la musique est devenu un métier et l’entreprise une affaire de famille, par la force des choses. Coralie, désormais assise dans l’espace d’exposition de LaVallée, corrige : « C’est plus une affaire de caractère que de famille ! Ils sont amis, au-delà d’être frères : il y a quelque chose qui les lie, au niveau de l’esthétique, des goûts… Quant à nous, Paul est venu vers moi en tant que styliste – même si on s’est mis ensemble six mois plus tard ». Plutôt « un chouette concours de circonstances », s’entend-on, sur une banquette en plastique rouge.
Stromae, ce n’est pas fini. La réalité, c’est que moi, je voulais une vraie pause. – Paul Van Haver
« On est plus comme une petite coopérative, limite une start-up… Même si quand c’est le patron qui dit ça, ça sonne toujours faux ! », lance Paul, rigolard, sous sa casquette en velours. C’est que les employés, c’est nouveau pour lui. « Avant toute cette recherche autour du style avec Coralie, la société, c’était Luc, ma maman et moi. Aujourd’hui, on fait toujours pareil, mais avec quelques employées supplémentaires. Et il m’a fallu un peu de temps pour faire la transition dans ma tête, pour me dire que c’était fini la grande époque de Raciné Carrée où tout cartonnait. On a recommencé un nouveau projet, et il faut avoir l’esprit ‘start-up’, pas celui d’une entreprise implantée depuis des années, qui se base sur un succès », explique le « patron ».

Il lance dans la brèche qui vient de s’ouvrir, « Stromae, ce n’est pas fini ». Non, « la réalité, c’est que moi, je voulais une vraie pause. Mosaert, ça nous a permis de nous diversifier et de continuer à travailler. Ça m’a permis de travailler tout en restant dans l’ombre, et ça, ça faisait du bien ». Luc prend la main, comme dans une course-relais des frères Borlée : il rappelle la pression à leurs bons et moins heureux souvenirs. « Même si on parle tout le temps du projet ‘Stromae’ et du fait qu’il était commun, la charge la plus lourde, l’image publique et le fait d’être en permanence en représentation – et je ne parle pas que d’être sur scène -, elle incombait à Paul ». Et malgré le travail éreintant qu’il subissait lui aussi en coulisse, Luc Van Haver avoue aussi le confort, celui de l’ombre. « Ça me plaisait », lâche-t-il doucement derrière ses lunettes.
Le Bon Marché, le bon moment
Flash forward. Au Bon Marché, à Paris, on entame les derniers préparatifs. Le premier étage de ce « grand magasin » français abritera bientôt une véritable fabrique, sorte de « Mosaert et la chocolaterie » au Willie Wonka tricéphale. La cinquième collection est prête à être décapsulée et affichée, du sol au plafond : les vêtements, bien sûr, mais aussi de la vaisselle, de accessoires d’intérieur, et même une paire de « claquettes » bien inspirée..
Bruxelles débarque à Paris – littéralement. Les premières inspirations de Coralie, cette fois-ci, ont épinglé Alphonse Mucha pour dévier rapidement sur les motifs de l’art nouveau si chers à Horta. Dans le moodboard de l’artiste, on retrouve aussi un bibelot de grand-mère – la sienne -, le fameux mouton en porcelaine, enfermé dans une vitrine. Et sur les créations de Mosaert, les fleurs se simplifient et dressent les formes d’un style qui évolue, tout en gardant la patte de la styliste. « Ici, j’avais vraiment envie de travailler sur la brillance et des motifs aux contours délimités. Et en fait, c’est la même inspiration que l’art déco et l’art nouveau. C’est venu comme ça. Finalement, c’est marrant : c’est notre premier défilé et on le fait à Paris, mais on reste Belges ».

Et c’est cette patte ‘Mosaert’, précisément, qu’est venu chercher le Bon Marché. Désormais, plus besoin de se cacher dans la grande ombre de Stromae : le trio a gagné sa légitimité artistique. Et avec celle-ci, revient celle de leurs débuts, justement. « Longtemps, on a essayé de dissocier les deux parce qu’on avait peur que les gens ne pensent que c’était du merchandising. L’idée, c’était de faire une vraie marque, avec des valeurs et une éthique bien particulière. Ça n’avait rien à voir avec des t-shirts ‘Stromae’ à la sortie d’un concert », rappelle Paul Van Haver, de retour à Bruxelles. Stromae est un levier, certes, mais désormais un levier assumé. Une partie d’un tout, car « penser que tout repose là-dessus serait se planter », ajoute-t-il.
Neuf minutes pour une marche en quatre mouvements (et un nouveau morceau)
Alors, comme la musique s’était frappée de style, la mode va marcher en musique. Le défilé qui lance l’exposition de six semaines au Bon Marché s’accompagnera d’un nouveau morceau composé par les deux frères. Et, fait unique depuis bien longtemps, chanté par Paul Van Haver. « Pour moi c’était chouette, ça m’enlevait toute la pression de devoir faire un single qui allait être joué en radio, qui marcherait – ou pas », explique ce dernier. Coralie est aussi de la partie, puisque c’est elle qui lui a donné les matériaux d’écriture : « Coralie m’a envoyé toute une série d’expressions liées à la mode que j’ai utilisées pour les paroles. J’y parle de beauté, de marche… »
On a vécu de super moments, mais ils ne le sont plus dès lors qu’il y en a trop. Et à chaque fois que je dis ça, j’ai peur de blesser les fans qui sont venus aux concerts, j’ai peur de les avoir trompés. – Paul Van Haver
Comme si à trois, tout avait plus de sens. Mariés, posés, le tempo a changé. Plus raisonné, moins saccadé. « Avant, c’était devenu plus trop sain. C’était le boulot, le boulot, le boulot… se souvient Paul. Et je pense que comme n’importe qui qui travaille trop, à un moment, ça devient nocif. Même si c’est une passion ! C’est d’ailleurs peut-être le plus gros danger ». Mais la leçon semble avoir été apprise. « On a vécu de super moments, mais ils ne le sont plus dès lors qu’il y en a trop. Et à chaque fois que je dis ça, j’ai peur de blesser les fans qui sont venus aux concerts, j’ai peur de les avoir trompés : moi, j’étais toujours tout sourire, toujours à 100%, mais il y en avait trop. À un moment, il fallait juste savoir s’arrêter », confesse-t-il.

« L’énergie qu’on avait créée – que tu avais créée – était très ambitieuse. Certaines opportunités tombaient et, dans l’optique dans laquelle on était à l’époque, étaient non-refusables », le défend le directeur artistique, à ses côtés durant les 209 dates des deux années nitroglycérinées de l’aventure Stromae. Son frère réplique : « Si on m’écoutait, j’aurais encore continué : j’aurais fait le Japon, toute l’Asie… Mais c’était n’importe quoi, en fait. Juste avec ce qu’on avait déjà fait, l’Afrique, un peu d’Amérique latine, les États-Unis et puis l’Europe surtout, c’était beaucoup ».
« Il y a des morceaux qui me reviennent, je compose »
Et si bien entouré, c’est à se demander où étaient les garde-fous, à la grande époque. « Personnellement, j’étais un peu dans la course aussi. Le projet avait pris une ampleur importante, rien qu’en termes de communication », avoue Luc. Coralie Barbier, elle, avait déjà commencé le travail des capsules, et la machine en était à ses premières explosions. En parallèle, elle l’accompagnait régulièrement en tournée. « On arrivait à le réfréner et lui-même parvenait à se protéger, mais il est très ambitieux », dit-elle de son mari. « Ça fait tourner la tête de tout le monde, en fait ! », conclut simplement Paul.
Stromae, ce n’est pas un retour : à mes yeux, il n’est jamais parti. Moi, je continuais à l’entendre. Petit à petit, ça fait son chemin. Mais comme n’importe quel compositeur, il faut retrouver l’inspiration. – Coralie Barbier
Mais après avoir frôlé la surchauffe, la machine a pris du repos. Elle ronronne – ou presque. Car dans ses entrailles couve des envies que l’on pensait abandonnées. « Paul a évolué musicalement, il a produit pour certains, co-écrit avec d’autres, il avait déjà fait la musique de la capsule pour Repetto… Mais pour ce nouveau morceau, il y a de l’écriture : il s’est remis à l’exercice », assure la styliste de la bande. Et le musicien d’ajouter, « Il y a des morceaux qui me reviennent, je compose… »

Car au tournant de sa carrière, il a fallu affronter l’angoisse immaculée, celle de la page blanche : « C’est assez ahurissant la façon dont j’avais peur d’écrire des mots. On a une telle estime de soi-même à un moment, qu’on croit que ce qui va sortir va être révolutionnaire. Alors que c’est juste des mots les uns à côté des autres qui font des phrases, puis on fait des jeux de mots, on raconte une histoire… » Des emballages médiatiques et des comparaisons aux monstres de la chanson, on garde des séquelles qui brûlent comme une lumière trop vive. Stromae, le nouveau Jacques Brel, « mine de rien, au bout d’un moment, ça rentre un peu dans la tête. Après, il faut juste se débarrasser de tout ça et se dire qu’on est là pour s’amuser ».
Paul Van Haver cherche pourtant toujours la recette de la sérénité : « Il faudrait que j’arrive à trouver un système qui ferait que je ne tombe pas dans l’excès. Le jour où on me propose une tournée avec une promo et un concert par mois, pas de problème, je signe tout de suite. C’est juste qu’économiquement, ce n’est pas viable de travailler comme ça (…) En tout cas, je ne me mettrai plus la pression, ça c’est sûr. Tout ça, c’est fini ».

Dreamworks, Illumination et Pixar
Et celui qui l’a accompagné dans la folie l’assure, « il n’y a pas d’agenda caché ». Mais peut-être bien des projets que le trio a encore peur de dévoiler au grand jour. Car l’image semble faire l’effet d’une sirène sur Mosaert. Alors, un film, une série ? Paul déboule, avoue tout, ou presque : « À force de faire des clips, on s’est tourné vers l’animation et, de fait, on s’est dit ‘Pourquoi pas un jour faire un long métrage ?’ De fait, on a visité quelques studios : Dreamworks, Illumination et Pixar ».
À travailler avec Martin Scali, assistant de Wes Anderson, Paul et Luc ont développé un intérêt commun pour l’animation. Et à vrai dire, en voilà un rythme qui pourrait coller : « On est plus des geeks casaniers que des baroudeurs », reconnait Luc Van Haver. « Du coup, travailler avec des geeks dans des bureaux, ce serait top », complète son grand frère. « Je n’aime pas en parler, mais je me dis que si on ne le fait pas, on ne va jamais s’y mettre ! Aujourd’hui, on doit surtout écrire une histoire, et on n’a pas encore commencé… Surtout, on n’a pas le temps. Mais avril, mai, juin, on fait ça ! », promet-il.
Mosaert s’installe au Bon Marché pour six semaines d’exposition de leur Capsule n°5, du 7 avril au 13 mai 2018. – 24 Rue de Sèvres, 75007 Paris