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« Portrait de la jeune fille en feu » : Céline Sciamma et Adèle Haenel s’embrasent

portrait de la jeune fille en feu

Adèle Haenel et Céline Sciamma. | © Eric Garault.

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Portrait de la jeune fille en feu est le grand film de la rentrée. Nous avons réuni la réalisatrice et sa muse pour un entretien féministe.

 

Paris Match. La présentation du film à Cannes a été un moment intense. Comment l’avez-vous vécu ?
Adèle Haenel. C’était comme la cristallisation en chimie. On est invisible jusqu’à ce qu’un gramme de plus de je-ne-sais-quoi fasse apparaître le précipité bleu ou rouge ! On a eu cette impression-là. Parce qu’on a beau savoir qu’on est nombreuses, on a toujours le sentiment de ne pas exister. Or, là, ça se voyait enfin.

Céline Sciamma. On a senti qu’on était attendues avant même que les gens aient vu le film. Donc, plutôt que d’être distinguées, j’ai surtout eu le sentiment d’être moins seule. Et ça fait du bien. Notre film vient combler un manque, une attente.

Portrait de la jeune fille en feu sort dans un monde post-affaire Weinstein…
C.S. Oui, le film a été imaginé avant, mais je l’ai écrit après. Et il s’inscrit très consciemment dans ce nouveau contexte.

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Il y a longtemps eu peu d’histoires d’amour féminines au cinéma. Vous vouliez défricher un nouveau territoire ?
C.S. Oui, le film est réformateur, car il engage un regard différent. D’abord parce qu’il propose une histoire d’amour avec de l’égalité dedans, ce qui est politiquement passionnant. C’est un manifeste. Il ne s’agit pas seulement de rééquilibrer les choses, mais au contraire de les déséquilibrer de manière forte.

En proposant un film d’où les hommes sont absents ?
C.S. Oui ! Ça en fait partie. Le fait qu’il n’y ait pas de personnages masculins est une vraie expérience de cinéma. Il y a un homme au début qu’on revoit à la fin et, comme dans un film d’horreur, tout le monde sursaute dans la salle à ce moment-là ! Il faut réfléchir à comment on filme des femmes en sujets plutôt que comme des objets. Et le cinéma o re ces possibilités, que j’ai envie d’explorer. C’est amusant et joyeux !

Les postes de pouvoir soient toujours occupés par des hommes.

Dès 2007, avec Naissance des pieuvres, votre premier film ensemble, il y avait une scène très #MeToo dans laquelle Adèle racontait les abus sexuels dont elle était victime et qu’elle concluait par : “C’est la vie.
C.S. J’ai revu le film cette année et j’ai été marquée de voir que tout était déjà là. J’avais déjà le projet de prendre au sérieux les histoires de ces adolescentes. Tomboy aussi était le même projet. Prendre au sérieux ces personnages de petites filles, et leurs sentiments. C’est la même radicalité, mais l’époque est différente.

A.H. Moi, je me suis toujours considérée comme politisée, j’ai toujours porté attention à ces questions. Mais notre niveau d’aliénation était tel que, tout en luttant, cette aliénation continuait. J’entends par là le fait de défendre les gens qui nous écrasent la gueule, de nous battre pour la cause de nos bourreaux. C’est par exemple fou que les postes de pouvoir soient toujours occupés par des hommes au cinéma ! Pareil au théâtre : les plus grands théâtres sont tous tenus par des hommes ! Il aura fallu la mobilisation collective des femmes ces dernières années pour changer l’amplitude de notre prise de conscience…

Céline, vous défendez les réseaux sociaux. Au contraire, Adèle, vous ne voulez pas en entendre parler…
A.H. Disons qu’il y a des choses qui m’excitent plus ailleurs. Mais comme je suis souvent avec Céline, j’ai accès au nectar de ce qu’il s’y passe…

C.S. Je te fais ma revue de presse. [Elles rient.] Moi, j’ai Instagram et si je ne twitte pas, je vais sur Twitter pour m’informer. C’est passionnant. On a accès à des expériences, des cultures, des réflexions qui étaient inaccessibles jusqu’ici. D’ailleurs, #MeToo a eu lieu sur Twitter… Je peux aussi suivre des masculinistes et avoir accès à leur pensée. Ça peut faire souffrir, mais ça permet aussi de s’armer en voyant à l’œuvre des systèmes de pensée. Ça m’éduque, me renseigne, il y a aussi beaucoup d’humour…

Vous ne voyez pas dans les images produites un formatage dangereux ou un nouveau conformisme ?
C.S. Si on passe son temps à ausculter les dérives, on n’est pas du tout constructif. Ça dépend de votre niveau de curiosité. Pour le féminisme, c’est déterminant ! Et pas seulement. On peut suivre la crise des urgences en lisant les journaux, mais on peut aussi suivre des urgentistes qui, sous le couvert de l’anonymat, vont vous renseigner. Il y a des dynamiques de lanceurs d’alerte importantes. Ça permet d’être au cœur des événements.

Les prix, c’est politique.

Vous qui avez souhaité réaliser “le film le plus universel et accueillant, qui dépasse la question du genre”, comment avez- vous accueilli la Queer Palm reçue à Cannes ?
C.S. C’est la première fois qu’une femme l’avait. Et le nombre de longs-métrages pris en compte sous cette appellation de “queer” augmente chaque année, parce que la définition s’étend.

Le film a été présenté aux Festivals de Toronto et de San Sebastian, qui prépent à la course aux Oscars… Les réactions à votre film sont différentes à l’étranger ?
C.S. Oui. Là-bas, ils ont une culture féministe bien plus développée. On ne perd pas de temps à reprendre la conversation depuis le début et, du coup, elle va plus loin.

La reconnaissance vous importe-t-elle ?
C.S. Les prix, c’est politique. Surtout quand on est une femme. Alors, si je reçois un prix, je ne le reçois pas que pour moi, ça devient un symbole de plein de choses.

Ça vous a fait sourire, le prix du scénario à Cannes, alors que beaucoup attendaient la Palme ?
C.S. Une seule femme dans l’histoire a obtenu la Palme d’or à Cannes. Moi, je prends très au sérieux le scénario. Le film est quand même très écrit, donc je ne peux pas vous dire que c’est absurde de nous donner le prix du scénario. Je ne pense pas que les prix réduisent. Ils distinguent.

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C’est pesant de devenir un symbole ?
C.S. Je me suis octroyé ce rôle, j’essaie de porter une parole politique. J’ai aussi été présidente de la Société des réalisateurs de films pendant quatre ans. C’est vachement de travail. Mais c’est comme ça que je vis ma vie, en étant engagée. C’est exactement comme les festivals queer et LGBT : ce sont des lieux de diffusion des œuvres. Moi, je suis privilégiée parce que je suis diffusée à Cannes, mais bon nombre de ces œuvres ne sorti- raient pas sans ces festivals. Il y a des paroles qui ne circuleraient jamais. Et si la contre-culture s’immisce dans un lieu de culture, je suis ravie de continuer à faire partie de cette contre-culture.

Portrait de la jeune fille en feu, sortie le 2 octobre dans les salles.

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