La chapelle sixtine de l’Amazonie

Don Nelson, intermédiaire entre les guérilleros restés rebelles et les scientifiques, devant une fresque de la Serrania de la Lindosa. © Virginie Clavières/Paris Match
Au cœur de la forêt colombienne, des dessins vieux de plus de 15 000 ans stupéfient les archéologues.
Le San José del Guaviare, bourgade en pleine expansion, autrefois lieu d’échange des otages ou de ravitaillement des Farc, il faut plusieurs heures de piste pour arriver chez don José. Sa ferme est bâtie au pied d’un « tepuy », « montagne » en amérindien. Ces formations géologiques tabulaires aux parois abruptes, typiques du bassin amazonien, datent de 1 500 millions d’années. Certaines sont trois fois plus élevées que la tour Eiffel. Depuis ce point de départ, nous empruntons un minuscule sentier que don José ouvre à la machette. « La venue récente de chercheurs et de quelques touristes nous a alertés sur la valeur de ces peintures. Avant, on n’y prêtait pas attention. C’est parce que je chasse le singe les nuits sans lune que je sais où elles se trouvent », m’explique don José.
Mieux vaut rester vigilants dans cette végétation épaisse, haute d’une vingtaine de mètres, avec ses palmiers, ses « arbres-vaches » qui sécrètent le « lait » de caoutchouc. On lève la tête et on découvre un boa, des singes s’agitent, un couple de faucons nous surveille tandis que, dans la chaleur moite, des papillons d’un bleu presque fluorescent nous accompagnent. Une griffe, sur un tronc d’arbre, nous rappelle aussi que les lieux appartiennent aux jaguars. Et puis, en pleine ascension, alors que rien ne le laisse présager, un mural nous surprend par son immensité. Sur une paroi de grès d’une blancheur immaculée, des centaines de peintures de couleur ocre, aux contours précis, se déploient : un cacique au milieu d’hommes qui lui rendent hommage en levant les bras, des femmes enceintes, un couple d’amoureux, des caïmans, des sangliers, un serpent géant doté de mains et de pieds, des cerfs, des lézards, des tortues, des chauves-souris, des figures géométriques mystérieuses… Et ces mains d’enfants, d’adultes, comme autant de signatures d’artistes.
Quelle est la signification de ces scènes ? Une cosmogonie se devine, les interprétations foisonnent : « L’imagination des chercheurs se lâche là où les données scientifiques manquent », observe Stéphen Rostain, directeur de recherche au CNRS. Lui est certain que « les Amérindiens, en dessinant un animal, représentent l’esprit de cet animal ». Le caractère sacré de la zone pour les communautés indiennes, du Pérou jusqu’au Brésil, ne fait pas de doute. « Seuls les anciens, c’est-à-dire les chefs, et les meilleurs guerriers peuvent y venir en pèlerinage pour rendre hommage aux dieux. Les autres n’y vont même pas en pensée. Cela serait un sacrilège », explique Andrés Lopez, de l’Institut colombien d’anthropologie et d’histoire (Icanh).
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Pablo Escobar y avait installé son domaine, Tranquilandia, la terre de la tranquillité. Cette région reculée et inhospitalière était idéale pour accueillir son complexe de fabrication de cocaïne : 19 laboratoires, 8 pistes d’aviation planquées dans la jungle… Il ne s’est guère soucié des peintures rupestres millénaires qui se cachent aux alentours. Les Forces armées révolutionnaires de Colombie ne s’y sont pas intéressées davantage. En cinquante ans, la guérilla a pourtant fait 6,9 millions de déplacés, 260 000 morts et 45 000 disparus. Mais elle a épargné la chapelle Sixtine précolombienne.
Le site archéologique de la Lindosa (la Jolie) a été découvert en 1949 par un explorateur français, Alain Gheerbrant. À son retour d’expédition, il raconta : « Je vis à la limite de la civilisation, à l’orée de la grande forêt, une falaise d’un blanc miroitant, haute de 40 mètres, longue de plus de 100 mètres et couverte de centaines de peintures rouges et ocre représentant des animaux, des formes humaines, des motifs géométriques. Cette découverte doit faire l’objet d’une étude particulière. Disons seulement qu’il s’agit d’un site précolombien jusqu’alors inconnu et sans doute des plus riches qui soient en culture primitive de la plaine amazonique » (L’expédition Orénoque-Amazone, 1952). Il fallait alors quatre mois par voie d’eau, depuis la capitale, pour y arriver. On avait toutes les raisons de préférer oublier cette merveille. Jusqu’à ce que, un jour de 1987, le directeur des parcs nationaux, Carlos Castaño Uribe, survole cette nature vierge. Alors que des vents violents déportent son hélicoptère, il aperçoit des parois peintes. Il organisera une douzaine de repérages par air avant de monter une expédition à une centaine de kilomètres du site de la Lindosa. Après de longues heures d’escalade et d’errements, il tombe sur deux grandes peintures de jaguar. Le soir même, au campement, il voit un jaguar s’approcher : ce manteau rocheux portera le nom de « Refuge du jaguar ».
Des trésors dont personne n’osait imaginer l’existence
Mais on y dénombre d’autres félins et des milliers d’espèces endémiques ou menacées, dont le puma, le tapir, la loutre géante, le hurleur roux ou le lagotriche… « Derrière chaque pierre on trouve une nouvelle espèce ou une nouvelle plante ! » s’exclame Ernesto Montenegro, directeur de l’Icanh, diplômé de l’université de la Sorbonne. Pour que les scientifiques s’y rendent sans risquer leur vie, il a fallu attendre la signature de l’accord de paix historique de 2016 avec les Farc. Alors seulement, ils ont pu mettre au jour des trésors pariétaux dont personne n’osait imaginer l’existence ; 75 000 peintures rupestres sur 50 muraux monumentaux inventoriés sur la Lindora et Chiribiquete ! Le 2 juillet dernier, l’Unesco a déclaré ce dernier patrimoine mondial de l’humanité pour sa valeur culturelle et naturelle. Une première pour l’Amazonie. Et un encouragement pour les biologistes et les archéologues qui mènent des prospections titanesques, compte tenu de l’étendue et des difficultés d’accès.
Le seul ensemble accessible à pied est celui de la Lindosa, composé de huit sites disséminés dans la jungle. Ces peintures seraient datées de 14 000 à 12 000 ans avant Jésus-Christ, tandis que celles de la région voisine du Chiribiquete remontraient à – 20 000 ans, c’est-à-dire à la fin du paléolithique. Lors de la dernière glaciation, à la fin du pléistocène (– 110 000 à – 10 000 ans), alors que l’Asie et l’Amérique sont reliées par la glace, des chasseurs-cueilleurs venus de Sibérie passent en Alaska. De là, ils vont coloniser tout un continent. « Ces datations constituent des hypothèses plausibles mais ne relèvent pas de données scientifiques », modère Stéphen Rostain. L’âge des peintures de la grotte de Lascaux est estimé à environ 18 000 ou 17 000 ans avant Jésus-Christ, cette datation ne fait pas non plus l’unanimité. Unique certitude : ce site sacré continue à vivre. Des fragments de roche sur le sol et des restes de feu récemment retrouvés l’attestent. « Des paysans qui avaient déserté les Farc et fuyaient dans la jungle ont aperçu des Indiens en train de peindre. Ils ont essayé de leur parler mais ils ne comprenaient pas leur langue », raconte Andrés Lopez, qui confirme que quatre communautés, non contactées ou en isolement volontaire, y effectuent des rituels. Un jour, des guérilleros ont croisé des Indiens en transhumance. Ils leur ont donné leurs tee-shirts… On les retrouvera morts. Tout contact avec la civilisation représente un risque mortel pour ces communautés. La loi interdit désormais de les approcher.
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Les autochtones exfolient la roche pour repeindre dessus avec une terre chauffée, riche en oxyde de fer et en manganèse, qui adhère à la paroi à tel point que la pierre absorbe le pigment. La peinture est d’autant mieux préservée de l’érosion qu’elle est abritée par une végétation tropicale. Reste une énigme : comment ces chasseurs-cueilleurs peuvent-ils peindre à 7 mètres, voire à 30 mètres de hauteur, comme dans le Chiribiquete, alors qu’aucun échafaudage n’a été retrouvé ? L’Icanh, seul représentant de l’État sur place, souhaite établir un parc archéologique, un projet de développement socio-économique légal. Il faudra d’abord convaincre les dissidents de la guérilla, qui ont refusé de déposer les armes, de la nécessité de coopérer pour la sauvegarde et la préservation de ce patrimoine.
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Pour descendre le Guaviare, affluent de l’Orénoque et principale voie de communication de la région, on emprunte une pirogue. C’est le seul moyen de rejoindre d’autres sites de la Lindosa. L’avocat don Nelson sert d’intermédiaire entre les dissidents des Farc et l’Icanh en charge des explorations scientifiques. C’est avec leur accord, et l’aide d’un ancien cultivateur de coca, don Barnas, que l’on peut s’engouffrer dans la jungle.
Du haut du tepuy, on découvre les ravages de la déforestation. Les paysans se sont approprié des terres abandonnées par les guérilleros pour y installer leurs troupeaux. Mais, en pratiquant le brûlis, ils déclenchent des feux. En février dernier, des archéologues n’ont pas réussi à contenir celui qui menaçait des muraux. In extremis, Bogota a envoyé ses Canadair. Cette fois, l’autorisation des rebelles n’a pas été nécessaire. Au sol, c’est plus délicat : « Un archéologue est venu travailler ici avec un détecteur de métal, nous raconte don Barnas. Mais un commandant des dissidents lui a réclamé sa machine pour chercher de l’or ! Il a menacé de le tuer pour qu’il la lui donne. L’archéologue lui a expliqué que c’était un instrument difficile à manier ; il a alors exigé que l’archéologue travaille pour lui… Heureusement, d’autres chercheurs ont trouvé un jeune pour faire marcher la machine. Il n’a pas découvert d’or et le commandant s’est lassé ». Découvrira-t-il un jour qu’il a, à sa portée, mieux que de l’or : des fresques millénaires ? Le patrimoine de l’humanité.