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Quand Paris Match interviewait Yvette Horner

Yvette Horner à Nashville en 1977. | © Benjamin Auger/Parismatch

People et royauté

En décembre 1989, Paris Match rencontrait Yvette Horner, décédée ce lundi, pour une interview exclusive. La voici en intégralité.

Comment la petite fille de Rabastens- de-Bigorre est-elle devenue aussi célèbre que la tour Eiffel ? Comment la diva des guinguettes, la Vénus des bals popu, la reine des Six Jours – celle qui fit onze fois le Tour de France pour une marque d’apéritif – traîne-t-elle désormais tous les cœurs derrière elle ? On a beau avoir vu des photos, en vrai, elle donne un petit choc : la madone des musettes, relookée par Jean-Paul Gaultier, est transformée en star du kitsch. Luxuriante jungle rouge sur la tête, manteau cintré bordé de vison, talons aiguilles et figure peinte en rose printemps. Et puis, un autre choc : l’immédiate et sincère gentillesse, la douceur du sourire. Elle a gardé, sous le maquillage, sous les années, une réelle fraîcheur. En revanche, tenter de savoir son âge équivaut à vouloir cambrioler la Banque de France. Vigilante et futée, elle ne lâchera pas une date, pas un point de repère.

Paris Match. Vous avez peur des années ?
Yvette Horner. Nous vivons dans une société où, si vous n’êtes pas né en 1982, il y a moins d’estime, d’admiration. On ne veut plus des femmes de quarante-cinq, cinquante ans. Moi, je suis toujours pareille. Je suis consciente de ma renommée mais je reste toute petite. La seule chose qui m’importe est de toujours sortir de scène en ayant fait un travail propre. Vous le direz, hein ? Et vous allez citer les autres ? J’ai engagé des concertistes qui ont des diplômes de haut niveau, même en Russie. L’accordéon, ce n’est pas jouer « à la feuille » (à l’oreille), c’est avoir un bagage, une palette de couleurs, de sonorités.

On ne parlera pas des autres aujourd’hui. C’est vous la meilleure.
Moi, la musique, je la respire. Si on m’en privait, je serais comme un poisson sans eau, un prêtre sans son chapelet. Je n’ai pas cherché à faire carrière, à gagner de l’argent. J’ai joué avec amour et le reste a suivi. Mais avoir un nom ne veut pas dire être arrivé. On doit toujours progresser vers un sommet qui  n’existe pas. Même si l’instrument n’a plus de secret pour vous. Celui qui a la grosse tête, il a la vue courte. Je crois que nous avons dans le cerveau des cellules dont l’une a plus de brillance que les autres. Il faut trouver les rails pour cette cellule. Journalisme, sport, cuisine, couture, on a tous une cellule qui brille. Vous le direz dans votre article ?

Jean-Paul Gaultier m’a changée.

Oui. Et aussi que vous êtes trop mignonne. Même votre apparence un peu… originale. Finalement, c’est une trouvaille. Complètement réussie.
Ça, c’est Jean-Paul Gaultier qui m’a changée. Il y a quatre ans, quand mon mari est mort. Sur le journal, j’ai lu qu’il rêvait de m’habiller. Quand je rencontre quelqu’un qui a de la prétention, mon visage se couvre de boutons. Avec ceux qu’il y a déjà sur mon accordéon, ça fait beaucoup. Jean-Paul, lui, quand il vous regarde, on dirait un gosse. Et il a du génie, c’est le Picasso de la couture, quand il fait une robe il est capable de mettre un oeil sur la traîne.

Vous avez conscience d’incarner une valeur française ?
J’ai l’amour fou pour mon pays. Et l’accordéon est vraiment français. Chez moi, ma chambre est bleu, blanc, rouge mais attention, très féminisée, avec beaucoup de volants. Elle ne ressemble pas à une mairie ! Un jour, à l’étranger, je ne dirai pas où par délicatesse, je me suis battue pour la France. J’ai entendu une femme qui disait : « Les Français sont sales. Chez eux, on sort les poubelles à dix-sept heures. » Je lui ai envoyé un bon coup de poing !

On dit que des émirs arabes et même un roi du Togo vous ont demandée en mariage ?
C’est vrai. Mais jamais, oh ! jamais, je n’ai eu envie d’un autre homme que mon mari. Il y a un fil rouge qui m’a conduite et attachée à lui : la musique. Mes parents étaient propriétaires du Théâtre impérial à Tarbes. Je suis née pendant une répétition. Si je n’avais pas mon biberon accompagné d’une ballade, je ne le buvais pas. J’ai commencé le piano à quatre ans. À neuf ans, je suis entrée au Conservatoire avec une sonate de Mozart. Ma mère, qui débordait d’amour pour moi, n’a pas voulu me confier en pension, elle avait peur qu’on ne me mette pas un petit foulard si j’éternuais. Elle préférait faire neuf cents kilomètres par semaine pour me conduire aux cours. J’étais très fatiguée et le docteur a conseillé une cure à Argelès. Nous allions au casino où il y avait un accordéoniste. Il m’a montré les notes et, très vite, j’ai joué le Beau Danube bleu. J’ai fait un triomphe. Et après, j’ai pleuré pendant trois ans parce que ma mère a décidé de me pousser vers l’accordéon. Passer de Saint-Saëns au musette, c’était dur. À quinze ans, je suis partie pour Paris. J’ai remporté la Coupe mondiale.

Vous n’aviez pas encore rencontré votre mari.
Je l’ai rencontré à seize ans et nous sommes restés mariés trente ans. Je ne me relève pas de l’avoir perdu. Nous ne formions qu’un seul « Yvette Horner » sur le plan esprit, sur le plan amour. Nous n’avons jamais fait un pas l’un sans l’autre. Quand on s’est connus, il était footballeur. Son oncle avait été quarante- sept fois international. On s’est fiancés et on a fait le projet de monter une brasserie à Toulouse. Et je me suis aperçue que je ne pouvais pas quitter la musique. J’aurais peut-être tenu deux ans ; après, je ne répondais plus de moi. À la fin, il m’a dit : « Ne quitte rien. Je t’aime trop, nous travaillerons ensemble. » C’est lui qui conduisait, qui s’occupait des contrats, de la maison, du linge dans l’armoire. Il choisissait mon rouge à lèvres et mes morceaux de musique. Il me donnait la main pour traverser la rue. Je ne serais pas sortie sans qu’il m’ouvre la porte. Je ne me console pas de son absence.

Pourtant, vous avez trouvé l’énergie de continuer ?
Je ne pourrais pas vivre sur une chaise en regardant le mur. J’ai un caveau à Tarbes. C’est là qu’il est, avec mon père, c’est là où j’irai me reposer à mon tour. Je ne me remarierai pas alors que j’ai des propositions. Mais, pour partager le lit de quelqu’un, il faut vraiment déborder d’amour.

La vie a passé comme un rêve, comme une étincelle.

Vous n’avez pas pris le temps d’avoir des enfants ?
Je le regrette maintenant. La vie a passé comme un rêve, comme une étincelle. Quand mon mari est tombé si malade, j’essayais de faire le clown devant lui, de lui tirer un petit sourire mais il était trop attaqué par la maladie. J’avais envie de pleurer. L’affection, l’amitié, la chaleur, souvent, on l’apprécie mieux quand il est trop tard. Le bonheur, c’est des petites bricoles en passant. Vous êtes avec un homme, vous laissez tomber votre gant, il se précipite pour le ramasser. S’il s’agit d’un inconnu, c’est gentil, sans plus. Si c’est votre mari depuis trente ans, cela s’appelle le bonheur.

Vous prenez soin de votre forme physique ? Votre piano à bretelles pèse quand même quatorze kilos…
Je crois que ma santé est un don du ciel. Ma mère l’avait, je l’ai. Mais, avec mon mari, on ne dépensait pas nos forces à nous rendre au théâtre, au cabaret. Un champion ne peut pas passer la nuit dehors et remporter le titre le lendemain. Pour le reste, on était paresseux, on prenait la voiture pour aller au coin de la rue. Heureusement, il existe des instruments plus petits, plus légers pour les enfants. Tant que je pourrai jouer Perles de cristal, je n’abandonnerai pas.

Quand vous montez sur la scène du Châtelet, vous pensez à votre mari ?
Oh oui ! Le jour où j’ai reçu la Légion d’honneur, il venait de mourir. J’avais dans ma main droite sa photo et une mèche de ses cheveux. Le président Mitterrand parlait et moi, je serrais la photo. Je me souvenais que j’étais le rayon de soleil de mon mari, qu’il ne vivait que pour moi. Je continue pour lui.

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