Paris Match Belgique

Françoise d’Ormesson, son dernier rêve sera pour Jean

d'ormesson

Leur mariage, à Paris, le 2 avril 1962. Elle a 24 ans, lui 37. Elle est la fille de Ferdinand Béghin, l’empereur du sucre qui a inspiré le rôle de Jean Gabin dans Les grandes familles. | © DR

People et royauté

Elle a vécu 55 ans avec le plus français des écrivains Jean d’Ormesson. Un an après sa disparition, elle parle de leur mariage qui n’avait rien d’académique.

D’après une interview Paris Match France par Arnaud Bizot

Paris Match. Quel est votre état d’esprit, un an après la disparition de votre mari, Jean d’Ormesson ?
Françoise d’Ormesson. Jean laisse un vide immense. Sa joie de vivre, sa bonne humeur ne cessent de me manquer. Jean est là, présent, tout le temps. Je lui parle à voix haute, je lui demande des conseils. Je n’ai encore rien touché de ses affaires. Dans son bureau, il y a même le creux de son assise, sur le canapé où il écrivait.

Comment affrontez-vous la vie quotidienne ?
N’allez pas imaginer que je sois déprimée. Jean m’a transmis cette force avec la conviction que la vie est merveilleuse, qu’il faut l’aimer. Je vois notre famille, mes amis. Depuis peu, j’écoute des passages de ses interviews. Pour entendre sa voix. Avant, cela me faisait trop mal. Je suis croyante : je suis certaine que je vais le retrouver. Si je ne pensais pas cela, je ne sais pas si je serais encore de ce monde. Mais le vide est là.

Quelle a été son attitude face à ses ennuis de santé ?
Je ne l’ai jamais entendu se plaindre. Il a toujours cru qu’il s’en sortirait. Il a d’ailleurs guéri de son cancer en 2014, après cinq mois d’hôpital. Et les nodules aux poumons, détectés en 2015, ont disparu en 2016, avant que n’apparaissent des métastases…

Quand j’ai rencontré Jean, je l’ai trouvé épouvantable, imbu de sa personne, parlant fort.

Vous a-t-il parlé de l’éventualité de sa mort ?
Une seule fois, quinze jours plus tôt. A l’enterrement de ma sœur Pascaline, qu’il adorait. C’était simplement au sujet de son avis de décès. Il ne souhaitait pas que je précise “le comte” Jean d’Ormesson. Juste “Jean d’Ormesson”. Seul comptait son nom d’écrivain. Et pour moi, seul Jean comptait. Je ne me suis pas ennuyée une seule seconde avec lui. Sa conversation n’était jamais banale. Il élevait tous les sujets. Il m’a fascinée jusqu’aux derniers instants de sa vie.

ormesson
Dans le bureau de Jean d’Ormesson, à Neuilly-sur-Seine, le 10 novembre. Le canapé garde l’empreinte du romancier qui le préférait au bureau pour travailler.
© Alvaro Canovas/Paris Match

Comment vous êtes-vous rencontrés ?
Jean était un ami de ma sœur Pascaline. Je les ai retrouvés à Megève, en 1958, pour un week-end de ski. J’avais 20 ans, lui, 33. Je n’avais jamais entendu parler de lui. Je l’ai trouvé épouvantable, imbu de sa personne, parlant fort, d’une voix haut perchée, croyant tout savoir. Sans doute de la timidité. Je l’ai oublié. L’année suivante, au mariage de Pascaline, il m’a invitée à déjeuner. J’ai répondu poliment oui. Je me souviens de ma mère lui disant : “Faites attention, Françoise est romantique.” Puis il m’a recontactée. J’ai fini par déjeuner. Je l’ai trouvé très amusant, irrésistible de charme, d’intelligence, de drôlerie. Nous nous sommes revus. Petit à petit, je suis tombée vraiment amoureuse.

Lire aussi > Les derniers « mots bleus » de Jean d’Ormesson

Et lui, qu’éprouvait-il pour vous ?
Je devais être à son goût et l’amuser. Mais je n’étais pas son unique préoccupation. Il voyait d’autres jeunes femmes ! Cela dit, je ne suis pas tombée dans ses bras tout de suite. Il s’est donné du mal.

En effet, vous vous mariez trois ans plus tard, en 1962. Que s’est-il passé dans l’intervalle ?
Jean a tout fait pour me dissuader de l’épouser. Il m’a répété cinquante fois, en long et en large, que le mariage n’était pas fait pour lui. Il voulait sa liberté, voyager lorsqu’il le souhaitait, avoir des aventures, ne rien devoir expliquer et surtout, disait-il : “Pas la moindre responsabilité.” Alors, un enfant… On peut dire que j’étais prévenue ! Il ne m’a pas prise en traître.

Il était un sublime compagnon qui m’a séduite pendant 55 ans. Mais un mari, sûrement pas.

Cela ne vous a pas fait fuir ?
J’étais persuadée qu’il était l’homme de ma vie. Mais je savais exactement la vie que j’allais avoir. Qu’il ne se considérerait jamais comme un mari, et je n’ai pas vraiment eu de mari. Un sublime compagnon, qui m’a séduite pendant cinquante-cinq ans. Un enchanteur. Mais un mari, sûrement pas.

Que vous dit alors votre entourage ?
« Tu es folle, ça ne durera pas deux mois ». Même le frère de Jean est allé voir mon père : « Ne le laissez pas épouser votre fille, elle sera malheureuse ».

De quoi se mêlait-il ? Il était amoureux de vous ?
Pas du tout. C’était quelqu’un d’assez strict, qui considérait que c’était son devoir d’avertir. Mon père lui a demandé : « Pourquoi ? Il est malhonnête ? – Non, il est volage ». J’ai assisté à la conversation. Cela m’a fait hurler de rire. Jean aussi, à qui je l’ai aussitôt raconté.

Lire aussi > Quand Jean d’Ormesson se confiait dans Paris Match

Que vous dit votre père, après cet entretien ?
Que voulez-vous dire à une jeune fille de 23 ans qui est amoureuse ? J’ai annoncé officiellement mes fiançailles à ma famille. Et… Jean les a rompues ! Nous sommes restés six mois sans nous voir ! J’étais très malheureuse. Après, on s’est recroisés, refréquentés et je suis tombée enceinte. On ne peut pas dire qu’il était fou de joie. Mais devant cette responsabilité, il a décidé de m’épouser.

Par devoir ?
Absolument. Et aussi pour me faire plaisir. Le jour du mariage, il n’était pas très convaincu. Je portais un manteau jaune, pour égayer un peu…

Il s’est décrit comme un mari « exécrable ». Ce fut le cas ?
Le mot est excessif ! Jean avait du mal à dire “ma femme”, au début en tout cas. Ça le gênait presque. Mais j’ai passé cinquante-cinq ans avec un homme très attentionné et très amusant, d’une politesse inouïe, d’une éducation extrême. Tout l’amusait. Il me racontait des histoires drôles, ou l’Histoire avec un grand H. Son érudition était impressionnante et sa mémoire phénoménale. Il connaissait par cœur des milliers de vers.

Et la vie de tous les jours ?
Nous parlions beaucoup. De politique, de livres. On adorait regarder des vieux films à la télévision. En vacances : marcher, nager. Bref, la vie normale d’un couple, si on peut appeler ça un couple.

Que voulez-vous dire ?
Le mariage n’a rien changé à sa philosophie. A la maison, Jean ne s’occupait de rien. Absolument rien ! L’idée même d’aller acheter une baguette de pain l’assommait. Cela lui rappelait sans doute le quotidien d’un couple…

ormesson
Jean d’Ormesson avec Françoise et leur fille Héloïse, 12 ans, lors de sa réception à l’Académie française, le 6 juin 1974.
© DR

Quel papa était-il ? Il s’est jugé « médiocre ».
Il ne s’est pas du tout intéressé à Héloïse bébé. Il fallait presque que je l’emmène de force dans sa chambre. Plus tard, il ne s’est jamais occupé d’un devoir, ni d’aller voir un professeur. Mais Dieu sait si ces deux-là se sont aimés. Jean ne lui a jamais imposé quoi que ce soit. Il n’imposait rien à personne. Héloïse considérait un peu son père comme un copain.

Vous avez songé à un deuxième enfant ?
Je n’aurais jamais osé !

Aviez-vous une vie mondaine très chargée ?
Pas du tout. Le soir, ici, nous recevions environ deux fois par mois, huit ou dix amis. Jean refusait beaucoup d’invitations à dîner. C’était un couche-tôt. Et un grand dormeur. En revanche, il invitait très régulièrement un ou deux amis à déjeuner. J’y assistais rarement. Je travaillais.

Lire aussi > Jean d’Ormesson s’est éteint à 92 ans mais il restera à jamais un immortel

Qu’avez-vous fait ?
Je me suis occupée de la publicité et des produits de la table pour Lotus, société que mon père a créée dans les années 1960, au retour d’un voyage en Amérique. A la création de l’entreprise, j’avais critiqué le décor des boîtes. Mon père m’a dit : “Au lieu de critiquer, pourquoi ne viens-tu pas travailler ?” Pendant les réunions, il m’appelait “Madame” et, dès que quelque chose ne lui plaisait pas, il m’en rendait responsable ! Plus tard, Lotus a été racheté par les Américains. Le siège a déménagé à Bruxelles puis à Londres. Je m’y rendais souvent. Je suis restée chez Lotus jusqu’à l’âge de la retraite. Je me suis ensuite pas mal occupée de Jean. Les quinze dernières années de sa vie, il était bien plus souvent à la maison. Il écrivait beaucoup, comme une urgence.

Avant cela, il s’absentait souvent ?
Pour résumer, il était là quand il en avait envie.

C’est-à-dire ?
Il lui arrivait de partir sans prévenir en voyage ou en vacances, avec des amis. J’étais sans nouvelles pendant une ou deux semaines, parfois davantage.

Je ne riais pas tous les jours, mais je ne regrette rien

À son retour, il vous racontait ?
Non. Nous n’avions pas du tout ces rapports-là. Et je ne lui demandais pas de récit, ni d’explications : il m’avait dit qu’il ne m’en donnerait jamais. Il arrivait aussi que j’invite des amis à la maison. Et qu’il se décommande à la dernière minute. Je ne pouvais pas lui en vouloir, j’avais été prévenue. Il était là, pas là. C’était ainsi.

En avez-vous souffert ?
Je ne riais pas tous les jours, mais je ne regrette rien. Je referais tout de la même façon. Je n’ai jamais eu le sentiment de vivre avec un monstre égoïste. Avec Jean, rien n’était jamais dramatique. A la moindre petite tension, je me trouvais idiote. On passait à autre chose. Lorsque Jean était là, il était vraiment là.

Dans ses livres, votre mari a parlé sans équivoque de ses multiples aventures. Vous en doutiez-vous ?
Bien trop de gens étaient ravis de me les raconter ! Mais j’oublie très vite les choses désagréables. S’il m’arrivait d’être triste, je n’étais pas jalouse.

Vous en parliez avec lui ?
Jamais. Je posais très peu de questions.

Il savait que vous saviez ?
Oui, mais nous n’en parlions pas.

Pas même de cette femme qui a compté plus que les autres : « Marie » dans ses livres et dans la vie, son éditrice dont il a écrit : « Je l’ai aimée, admirée, vénérée » ?
Elle est devenue et est restée une très proche et grande amie. Je l’aime beaucoup.

Cherchait-il des excuses à ses absences ?
On n’a pas toutes les semaines un dîner de régiment ou avec les anciens de Normale sup’ !

C’est ce qu’il vous disait ?
C’est une image !

L’écrivain a évoqué ses chagrins d’amour. Vous les confiait-il ?
Nous n’en parlions pas. Je le sentais, mais Jean ne se plaignait jamais. Notre couple n’avait rien de classique, de bourgeois. Et je ne restais pas assise dans mon fauteuil à l’attendre en pleurant. Je travaillais. Je m’occupais d’Héloïse. Et contrairement à ce qu’elle dit, je n’étais pas une sainte. J’ai eu ma vie.

Voulez-vous préciser ?
Pardon de dire ça, mais je n’étais pas un pou, j’étais amusante, j’avais du succès.

J’ai été amoureuse plusieurs fois, mais je n’ai aimé qu’un seul homme.

Je n’en doute pas… Beaucoup ?
J’ai été amoureuse plusieurs fois, mais je n’ai aimé qu’un seul homme. Les autres savaient que Jean était prioritaire. Mes histoires étaient, disons, des placebos.

ormesson
A Courchevel, où le couple se rendait chaque année. Elle raconte : « Il a d’abord skié comme un pied… Puis merveilleusement bien. »
© DR

Il était au courant ?
Oui. Mais lui non plus ne me posait aucune question. On ne parlait pas de ça. C’était notre seule et unique règle. Une seule fois, en cinquante-cinq ans, j’ai vu Jean, à un dîner, avoir un petit geste d’humeur : un homme avec lequel j’avais un flirt m’a tendu une part de gâteau au chocolat. Jean la lui a presque arrachée des mains, sans dire un mot, pour me la donner. Cela signifiait : “Pas touche !” Plus tard, tous les deux sont devenus très amis.

Vous devenez tous amis, à la fin ! Vous avez inventé les couples recomposés, finalement… C’était très moderne.
Cela me fait penser à “Jules et Jim”, de François Truffaut. La commission de censure, dont Jean faisait partie, était vent debout et voulait faire interdire la sortie du film. Jean leur a dit : “Je ne comprends pas pourquoi, ça se passe exactement comme ça chez moi !” C’était une de ses plaisanteries. Bon, je crois qu’on a fait le tour du sujet !

Parlons de l’écrivain. Était-il un homme différent ?
Oui. Je sentais de l’inquiétude. On n’écrit pas si on n’est pas inquiet. Jean retravaillait cent fois ses textes. Je lui demandais parfois : “Ça a marché, aujourd’hui ? – Oui, j’ai écrit une page.” Il était ravi. Ou : “Non, je n’ai pas pu écrire”, et il était moins gai.

Vous êtes-vous reconnue dans ses livres ?
Jean a respecté mon souhait de rester à l’écart. Il n’a parlé de moi qu’une seule fois, tard, en 2016, dans “Je dirai malgré tout que cette vie fut belle”. Un portrait qui n’est pas mal… “Ravissante, douce, honnête, Françoise savait ce qu’elle voulait. Je lui dois presque tout. J’espère qu’elle ne s’est pas trop repentie.” Cela a été une belle surprise.

L’Académie lui prenait-elle du temps ?
Surtout en Corse, pendant les vacances ! Avec certains écrivains – Paul Morand, Maurice Druon, Marc Fumaroli, Michel Mohrt, Maurice Rheims, Félicien Marceau et, bien sûr, Jean-Marie Rouart, son meilleur ami –, c’était des discussions interminables et animées, avec comptage et recomptage des voix à chaque élection.

Un tel casting ! Cela devait être drôle, brillant…
Cela ne s’arrêtait jamais. Ça me mettait hors de moi ! J’ai fini par poser une soupière au milieu de la table en disant : “Dès que quelqu’un parlera de l’Académie, il devra mettre un franc.”

Le système a fonctionné ?
Pas vraiment…

Les quinze dernières années de sa vie, votre mari s’est starifié. Il est devenu presque une “marque”, disait-il lui-même, l’air faussement étonné. On disait “Jean d’O”. Comment l’avez-vous vécu ?
J’étais ravie de le regarder à la télévision, même si ça n’était pas tout à fait lui. J’enregistrais les émissions, il les visionnait avec moi en rentrant. Il se jugeait bon ou mauvais, sans s’attarder plus que ça sur la question. Je trouvais que c’était une perte de temps, notamment sur des plateaux comme “Les grosses têtes” ou “On n’est pas couché”. Lui adorait y aller. “Quelle importance ? me disait-il. Et puis… ça aide à vendre les livres.” Je lui répondais : “Je croyais que tu n’écrivais pas pour vendre. Qu’il n’y avait rien de plus méprisable que le succès.” Il riait.

On le reconnaissait, dans la rue ?
Les gens venaient sans arrêt lui parler, lui demander des selfies. C’était parfois un peu pénible…

Principalement des femmes, j’imagine.
Essentiellement !

Il s’était tout de même un peu assagi, non ?
Il est resté charmeur. Beaucoup de femmes lui téléphonaient, ou venaient déjeuner.

Des femmes connues ? Il paraît que Laeticia Hallyday…
Ils se parlaient, Laeticia le trouvait charmant. Jean donnait facilement son numéro. Il y en avait à la pelle qui téléphonaient ! Ça me faisait rire. Le nombre de lettres d’admiratrices que j’ai reçues à son décès ! “Un être exceptionnel.” “Un phare.” Tout ce qu’une groupie peut dire.

Le médecin se trompe, je vais mourir.

Pouvons-nous évoquer ses derniers instants ?
L’avant-veille, dimanche 3 décembre, Jean n’était pas très en forme. Il n’est pas arrivé à faire son Sudoku. « Trop fatigué », m’a-t-il dit. Héloïse est venue déjeuner. Elle était plus inquiète que moi. Le lundi, il n’était vraiment pas bien. Le médecin est venu, n’a rien trouvé d’anormal. « Il se trompe, je vais mourir », a dit Jean après son départ. Il n’a pas déjeuné mais a dîné dans son lit. « Je vais mieux, je vais dormir ». Vers 2 heures du matin, il a voulu aller dans la salle de bains. « Tu peux m’aider ? » Je l’ai porté. Il est tombé dans mes bras. Un infarctus foudroyant. Le Samu a essayé de le réanimer. Un des médecins m’a chuchoté : « Les séquelles risquent d’être très, très graves. Il faut le laisser partir ». J’ai répondu oui. Héloïse est restée dormir ici. Tôt le lundi, j’ai téléphoné à Jean-Marie Rouart pour lui annoncer la nouvelle et lui dire de se préparer à prononcer son éloge funèbre. Le jeudi suivant, à l’hommage organisé par l’Elysée aux Invalides, j’étais dévastée. Je n’ai même pas entendu les mots prononcés par Emmanuel Macron. Il me les a très gentiment fait parvenir par la suite.

Où repose aujourd’hui Jean d’Ormesson ?
Lors des obsèques de ma sœur Pascaline, après qu’il a évoqué son avis de décès, je lui ai demandé s’il était d’accord pour que ses cendres soient dispersées à Venise, devant la Douane de mer. Nous y allions, au printemps, depuis toujours. Il m’a répondu : « Comme tu voudras ». Alors, en janvier dernier, nous l’avons accompagné pour son dernier voyage, devant la Douane de mer.

CIM Internet