Fabrice Luchini : Il a fait de la culture un spectacle

L'acteur en 2017. | © JOEL SAGET / AFP
Si le cinéma le réclame – il aura été à l’affiche de quatre films en 2019 –, c’est à la scène que l’acteur réserve ses ardeurs les plus sincères, en redonnant vie à un répertoire ardu. Ce fils d’immigré italien est devenu le plus flamboyant porte-parole des lettres françaises. Philippe Labro l’a rencontré pour Paris Match.
Il porte un blouson noir, un pantalon de velours gris, des chaussures fourrées pour n’avoir pas froid à l’arrière de la moto-taxi (son seul moyen de transport), un pull-over en cachemire vert, une chemise à fines rayures bleues et un petit Damart pour « protéger l’essentiel de [son] outil : [sa] voix ». Derrière ses lunettes à monture écaillée, aux verres légèrement fumés, je reconnais son regard, bleu-noisette-vert, cette lumière singulière de l’homme singulier, Fabrice Luchini.
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C’est le meilleur professeur de lettres de France. À lui seul, depuis 1985, depuis la première fois que, grâce à Jean-Louis Barrault, il put lire du Céline sur scène et s’aperçut (« une sorte de miracle », dit-il) que les gens faisaient la queue devant la petite salle du théâtre du Rond-Point pour venir l’écouter, depuis cette date, donc, Fabrice Luchini a fait connaître ou redécouvrir Rimbaud, Péguy, Flaubert, Molière, Hugo, Guitry, La Fontaine, Proust et quelques autres à plusieurs générations de Françaises et de Français, guichets fermés, de salle en salle, de tournée en tournée. Des millions d’élèves, du cours préparatoire à la terminale.
C’est aussi un champion du box-office. Sur le ton posé de qui a déjà connu tant de réussites au cinéma et ailleurs, il me confie : « Avec “Alice et le maire”, on va aller tout près des 750 000 entrées. Cocteau a écrit : “Tout succès est un malentendu”, mais ici, on assiste à autre chose, selon quoi il y a en France autant de personnes capables de s’intéresser à un film qui parle de politique, mettant face à face un maire fatigué et une jeune intellectuelle. Pas de sexe. Pas de grivoiserie gratuite. Mais soyons humbles : c’est modeste par rapport aux “Tuche” ! »

Tous les soirs, porte Saint-Martin, à Paris, 1 050 personnes écoutent, pendant deux heures quinze, « Les écrivains parlent d’argent ». Depuis quelques semaines, chaque jeudi, à 18 heures, à Marigny, 300 places – « booké » jusqu’en mars 2020 –, le spectacle se compose d’une lecture de portraits écrits par Jean Cau, Philippe Lançon et d’autres.
« J’ai découvert Cau et ses “Croquis de mémoire” dans une librairie à Montparnasse. Il y a de la méchanceté, de la cruauté, mais aussi un regard, une acuité, une lucidité, et puis la langue. J’ai lu un passage de Cau sur Cocteau (“avec cette voix merveilleusement maigre”) à deux journalistes du “Monde” l’autre jour, ils n’en revenaient pas. »
Luchini travaille ses textes pendant quatre mois à raison de trois heures quotidiennes, très souvent la nuit. « Je suis insomniaque. Je dis d’abord le texte à plat, sans aucune intention, pour ensuite, le connaissant par cœur, pouvoir m’en imprégner et, enfin, apporter les nuances, les couleurs. »
Lorsque ce jeune homme de 68 ans, mesurant 1,76 mètre et pesant 77 kilos, dense, musclé, respiration ample, s’évertue à m’expliquer pourquoi et comment il prépare ses spectacles, il le fait en mesurant les mots, parlant doux, parlant bas, dans le salon d’un hôtel du centre de la ville, alors que, pas loin de nous, un homme vitupère dans son portable. Luchini regarde cette agitation, s’en amuse, et déclare : « Je suis moi aussi, et c’est malheureux, totalement victime d’une addiction au portable. C’est névrotique. C’est à soigner. Tout moment de désarroi, toute minute d’inaction, je fonce sur mon portable. Or, je hais cela. Il faut l’interdire, au restau, dans le train. Je vais couper tout cela.
– Et les réseaux sociaux ? Twitter ? – J’y résiste. Il y a quelqu’un qui fait des citations à ma place, je laisse faire, je ne tweete réellement que quatre fois par an. »
Une femme, assise à une table proche, ne peut s’empêcher de se lever pour venir lui dire qu’elle l’a entendu la veille au théâtre et évoque son « impro » sur une scène dans un train. Luchini la remercie, courtois, aimable, prompt à tirer une leçon de ce genre de réaction. « Oui, j’improvise, très fréquemment, entre deux textes. Si je dois lire “L’homme au trésor caché”, de La Fontaine, il me faut, entre deux ou trois extraits, sortir du texte et commenter, ce “malheureux, il ne possède pas l’or, mais l’or le possède”. On arrête. On improvise. Je reprends la phrase du fossoyeur, “il se doutait du dépôt”, et je dis au public : “Imaginez que votre pharmacienne vous dise que le voisin a été volé, vous répondez : “Ils se sont doutés du dépôt.” Les gens vont rire. L’humour leur aura permis de saisir la musique des mots de La Fontaine. » Et il répète, en appuyant sur les « d », en mimant, en jouant, tout seul, pour lui seul et son interlocuteur, et peut-être pour la dame qui tente de suivre notre conversation : « Doute du dépôt, doute du dépôt. » C’est une passion chez lui, les mots, il n’aime que cela, travailler le verbe, travailler Rimbaud, dont il dit, citant Cioran : « Il a émasculé la poésie pour un siècle. La force des génies, c’est qu’ils rendent impossible leur suite. »
Ses projets sont multiples. Le 4 décembre, sortie du Meilleur reste à venir , avec Bruel, dans 700 salles en France. Son agenda est celui d’une star : calendrier de tournées, voyage au Canada pour un mois de performances à Montréal, lecture à New York et peut-être Washington. Et puis, un film.
« Non pas comme comédien, mais comme auteur. Des films, j’en ai fait quatre en un an, c’est beaucoup, il me faut moins tourner. Mais j’ai envie de diriger mon propre film. Ce sera une errance en France, mi-fiction, mi-reportage. Le titre : “Les Français sont-ils de mauvaise humeur ?” J’ai envie de faire parler les gens, de les aborder dans la rue, leur demander de me lire le début du “Misanthrope”. Je veux qu’ils m’aident à interpréter “Qu’est-ce donc ? qu’avez-vous ?” et que je leur réponde “Laissez-moi, je vous prie”, tout ça avec des flics, des chefs de gare, des travelos, des gens avec qui nous referons Molière. »
Je me suis construit sur la culpabilité, je me reproche tout !
À ma question des 3 R – regrets, remords, reproches –, il répond : « Ma mère m’a vu dans ma métamorphose, mon père a été heureux d’assister à ma progression, ils sont partis, mais je sais qu’ils étaient satisfaits. Aucun regret de ce côté-là. Je n’ai pas bien élevé ma fille, j’ai été un père absent, comme tous les comédiens. Des remords ? J’ai dû blesser de temps en temps, or je ne veux jamais blesser. Un jour, j’ai vu deux célèbres intellos qui humiliaient un barman, j’ai détesté cela. Quant aux reproches : je me suis construit sur la culpabilité, je me reproche tout ! »
Luchini, observateur clairvoyant de son époque, c’est l’artiste que Jacques Chirac (1 fois), Sarkozy (8 fois), Hollande (3 fois), Macron (3 ou 4 fois) sont venus voir déployer sa brillance, écouter ses modulations, fulgurances, inventions : « Pourquoi viennent-ils ? – Peut-être pour comprendre comment on maîtrise l’éloquence, comment on arrive à tenir 1 200 personnes pendant deux heures et souvent plus. – Eh bien, oui, comment maîtriser ? – En travaillant. Il m’a fallu une vingtaine d’années pour parvenir à une technique de base. Il y a des gens qui ont du génie tout de suite. Mais pour lire et restituer des auteurs aussi difficiles que Nietzsche, Hugo ou Cau, il faut contrôler son corps, sa respiration. Être un comédien, c’est être un athlète affectif. J’ai une énergie folle. Et si je prépare tout, j’abandonne tout aussi, j’essaie de faire ce que le saxophoniste de jazz John Coltrane réussit : on part d’un thème de base et on improvise. »
À l’autre question, celle des 3 A – amour, amitié, affection –, il y a comme une attente, et puis : « Admiration ? Sans bornes pour Louis Jouvet. Pour tout le monde, en réalité ! Cela va de James Brown à Glenn Gould, de la correspondance de Flaubert à celle de Cioran. C’est une vertu qui disparaît, l’admiration. C’est très hiérarchique. Or, de nos jours, tout doit être indifférencié. Je suis comme Flaubert : “Ma vie morne, plate et tranquille…” Mais si Goethe entrait dans ma chambre, je crois que je crèverais sur ma chaise. Telle est mon essence, l’admiration. Pour mon prof, Jean-Laurent Cochet, pour le comédien Michel Bouquet. L’amitié ? C’est difficile. Je n’ai pas cette science. L’affection ? Ah oui, ça oui, car le comédien a un besoin pathétique, presque pitoyable, d’être aimé. Nous dépendons tellement du regard de l’autre. Ça nous rend cinglés. Je suis cinglé, oui, mais je me soigne. »«
Un être humain, c’est pas un kif. La vie n’est pas un kif.
Pour un « cinglé qui se soigne », Fabrice Luchini est un modèle d’organisation, le maître de sa propre horloge. Il dit qu’il ne veut « s’adresser ni au bourgeois ni au prolo, mais à toutes formes et sortes de personnes. Des jeunes ! Nous vendons des places à 15 euros. Afin de ne pas se limiter à une secte ». Il raconte l’épisode de l’Académie française. Doit-il être candidat ? « VGE m’invite, il aime bien l’idée. Jean d’Ormesson m’invite aussi, on parle. Je sentais des soutiens – mais j’étais paumé. Je ne suis pas un écrivain, moi ! Je n’ai pas insisté. Un peu plus tard, sur le quai de la gare de Vendôme, Giscard vient vers moi et m’admoneste : “Vous n’avez pas donné suite ? C’est nul.” J’ai donc revu des gens, mais j’avais lu Jean Cau. Fallait-il aller demander des suffrages, dépendre du jugement de gens que j’aurais pu indisposer ? » « Alors, suite ou pas suite ? – Tout n’est pas fermé. »
L’autre soir, à l’Elysée, on a projeté Alice et le maire. Ensuite, Fabrice a dîné en tête à tête avec Emmanuel Macron. « Rassurez-vous, pas de vin, il est au régime, on en est restés aux tapas. Je l’ai trouvé attentif, aimant rire, libre, possédant une vitalité très enfantine, pas infantile, enfantine, c’est-à-dire inépuisable. » Il se fera très discret sur la teneur de leur conversation. Aussi volubile et habile manieur du verbe qu’il puisse être, Luchini sait garder ses secrets. Mais il ne peut dissimuler ses aversions. Soudain, il s’enflamme : « Dans le langage d’aujourd’hui, je ne supporte pas “y a pas de souci”. Si je demande un diabolo menthe, je n’ai pas envie qu’on me réponde : “Y a pas de souci.” Je préfère qu’on me dise : “Avec plaisir.” Et cet autre tic contemporain, l’homme politique qui dit : “C’est juste terrifiant”, le mot “juste” avant l’adjectif, c’est de l’anglicisme, la fin de notre langue, c’est gravissime ! Et il y a aussi “on a kiffé, je kiffe, t’es mon kif.” Ça me détruit, ce genre de chose. Un être humain, c’est pas un kif. La vie n’est pas un kif. Tiens, ça pourrait faire un titre de livre ou de film, ça : “La vie n’est pas un kif”. »
Ce qui nous manque le plus, c’est l’espièglerie. Le drame, c’est que la bêtise pense.
Bientôt, la lumière du jour décline. Je me rends alors compte qu’il n’est plus tout à fait présent à mes côtés. Car le spectacle l’attend, ce soir, comme tous les soirs, à l’heure exacte. C’est un monomaniaque. Le « cinglé » est réglé comme du papier à musique. Dans sa loge, il y aura, sagement assises sur leurs coussins respectifs, ses deux chiennes. Illia, 8 ans, un shiba inu, « distraite et philosophe », et Malou, un berger islandais, « régressive et fusionnelle ». « Elles ont cette affection facile, celle des bêtes. Nous sommes, tous les hommes, un peu détraqués. Elles m’apportent le génie de l’instinct sans ressentiment. »
Une ultime question à propos des clichés du moment : « On entend de plus en plus souvent : “C’était mieux avant.” Qu’en dis-tu ? – Je n’ai pas d’opinion. Mais ça pourrait être pire. Ce qui nous manque le plus, c’est l’espièglerie. Le drame, c’est que la bêtise pense. »
Avec ces mots, l’enfant prodige d’Adelmo et d’Hélène Luchini s’est déjà projeté sur les planches, là où il a toujours rêvé d’être, face au public, un roi en son royaume.