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Boris Johnson et Elizabeth II, l’entente cordiale

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Boris Johnson et la reine Elizabeth II, le 24 juillet 2019. | © Victoria Jones / POOL / AFP

Politique

Face à Sa Majesté, tout chef de gouvernement britannique courbe humblement la tête. Un geste symbolique, puisque la Reine doit se contenter d’approuver ses décisions. Avec Boris Johnson, l’affaire était mal engagée. 

Le poil long, blanc et beige, l’oeil noir et légèrement inquiet, Dilyn (« loyal », en gallois), chiot jack russell abandonné par un éleveur sans coeur et sauvé par une association caritative, a fait une entrée en grande pompe le 2 septembre au 10 Downing Street, la résidence londonienne des Premiers ministres britanniques : arrivé sous l’oeil des caméras en voiture avec chauffeur, puis transporté dans un sac rouge vif à l’intérieur de ses nouvelles pénates. Quelques minutes de joie dans une journée grisâtre, où l’agressivité le dispute à l’exaspération, dans la rue comme dans les sphères du pouvoir.

Les seules minutes de concorde nationale en dix jours. Depuis l’annonce le 28 août, par un Boris Johnson à son plus martial, de la suspension du Parlement du 9 septembre au 14 octobre. Une façon radicale de museler députés et membres de la Chambre des lords avant la date butoir du 31 octobre, où le Royaume-Uni quittera l’Union européenne après plus de trois ans de palabres et d’insultes, sans qu’aucun accord viable n’ait vu le jour en dépit des efforts de Michel Barnier, le négociateur de l’UE, et de ses équipes. « Un coup d’Etat », ont dénoncé d’une seule voix conservateurs, libéraux-démocrates et travaillistes, pour une fois à l’unisson. Le paroxysme d’un climat toxique qui laisse le pays essoré. Si divisé que « la moitié des Britanniques accuse l’autre de conspirer contre la démocratie, de mentir et de saper la confiance dans la politique et ceux qui la servent ». Ces mots incisifs de l’ancien Premier ministre Tony Blair, prononcés à 11 heures du matin le 2 septembre devant le public restreint réuni par le cercle d’influence Institute for Government dans le très huppé quartier londonien de Saint James, échouent à traduire la densité d’une haine qui ronge une nation.

Le régime parlementaire est un modèle aux yeux du monde

La défiance nourrie par les partisans d’une sécession à tout prix – au nom de l’indépendance et de la gloire perdue de l’Empire – enfle chaque jour un peu plus aux dépens de ceux qui tentent coûte que coûte de l’empêcher. À moins que ce ne soit l’inverse. Une haine qui déchire des familles, comme le raconte l’écrivain Jonathan Coe, prix Médicis étranger, dans son dernier roman, Le coeur de l’Angleterre (éd. Gallimard). Ou qui fracture des générations : « Mon fils de 18 ans ne me pardonne pas d’avoir voté “Leave”, regrette un chef de chantier londonien de 58 ans, la voix un peu tremblante. Il m’accuse d’avoir volé son avenir. » « Mon père de 87 ans, fermier et pro-Brexit, rejette tout argument rationnel », déplore Christopher, 60 ans, chef d’entreprise opposé à la séparation. Une haine qui divise les couples et brise les amitiés. Brouille les attaches partisanes et provoque exils ou replis. Corrode insidieusement les fondements d’une île insubmersible, dont le régime parlementaire est un modèle aux yeux du monde, persuadée d’avoir traversé intacte les aléas de l’Histoire. La guerre des Boers, les tranchées, l’abdication d’un roi, le Blitz, l’indépendance de l’Inde, la crise de Suez, la rétrocession de Hongkong, la mort d’une princesse, la vache folle, les ravages de la mondialisation… L’unité avait malgré tout prévalu au mépris des barrières de classe. Jusqu’ici.

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À 700 kilomètres de la capitale, à Balmoral, un château écossais près d’Aberdeen couvert de lierre, de tourelles et de clochetons, acquis par le prince Albert (époux de la reine Victoria) en 1852, le symbole physique de la cohésion britannique vit un été épouvantable. Elizabeth II, couronnée il y a soixante-sept ans et interlocutrice de quatorze Premiers ministres – du très aimé Winston Churchill à l’histrionique Boris Johnson –, n’aura pas pu chasser la grouse. Pour cause de sécheresse et d’insectes invasifs, le sport de prédilection des Windsor a été banni pour la première fois. Plus sérieusement, la souveraine de 93 ans, qui reçoit chaque jour de son Premier ministre les fameuses « boîtes rouges » frappées du sceau de la Couronne l’informant de la vie politique du royaume, n’a cessé de subir scandales et avanies en cascade.

La dernière en date ? L’irruption sur ses terres de Jacob Rees-Mogg, 50 ans, l’immense et maigre député conservateur, ministre très à droite du gouvernement Johnson, ardent « brexiter » et lord président du Conseil privé. L’émissaire du gouvernement a débarqué à Balmoral le 28 août dans la matinée pour la sommer de valider l’ajournement du Parlement. La Reine s’est exécutée. Elle n’a pas eu le choix. La Constitution anglaise, non écrite mais néanmoins infrangible, stipule que le monarque doit avaliser quoi qu’il arrive les choix du Premier ministre désigné par la majorité parlementaire. Y compris quand cette dernière se résume à une seule voix, comme aujourd’hui.

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 Des manifestants anti-brexit protestent contre la suspension du Parlement, le 4 septembre. © DANIEL LEAL-OLIVAS / AFP

Au Royaume-Uni, où chaque domaine d’intervention de l’Etat – justice, police, éducation… – porte le sceau de la Couronne, la neutralité politique du souverain reste un dogme séculaire. Charles Ier Stuart, pour avoir voulu s’affranchir de la tutelle du Parlement, a eu la tête tranchée le 30 janvier 1649, après sept ans de guerre civile. La dernière souveraine à s’être opposée à une décision gouvernementale fut la reine Anne qui, en 1708, avait refusé de ratifier la création d’une milice écossaise. Happée par le maelström du Brexit depuis trois ans, Elizabeth II se garde de tout parti pris. Si le tabloïd The Sun a un jour sous-entendu son soutien à la cause pro-Brexit, son opinion personnelle n’a jamais pu être percée à jour. « Les valeurs que nous partageons avec l’Europe restent notre plus grand atout », a-t-elle déclaré, sibylline, lors d’une visite aux Pays-Bas en 2018. Partisane du Brexit ? Fervente européenne ? Autant d’interprétations que de sujets de Sa Gracieuse Majesté. En revanche, en 2016, la souveraine s’est plainte en petit comité de la médiocrité de son personnel politique, après la démission de David Cameron, l’initiateur du référendum sur l’appartenance à l’Union européenne. « Ils ne savent pas gouverner », aurait-elle alors tempêté.

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Outre les psychodrames de Westminster, la Reine a dû affronter une suite de désagréments que les scénaristes de The Crown, la série à succès de Netflix, n’auraient pas osé inventer. Dont les critiques suscitées par le comportement du duc et de la duchesse de Sussex et les millions de livres sterling payés par les contribuables pour financer la rénovation de leur résidence de Frogmore Cottage. Ou la rupture avérée entre William et Harry, les deux fils de Charles et de Diana (reçus séparément en Ecosse pour éviter toute confrontation), ou la demi-douzaine de voyages en jet privé de Harry et Meghan, malgré la mobilisation mondiale pour la défense de l’environnement.

La neutralité politique du souverain est un dogme séculaire

L’affaire qui met en cause son troisième enfant, Andrew, 59 ans, duc d’York, est bien pire. Intime depuis les années 1990 du pédophile américain Jeffrey Epstein qui s’est suicidé en prison à New York il y a quelques semaines, le père des princesses Beatrice et Eugenie a persisté à s’afficher en sa compagnie après sa première condamnation en Floride en 2008. Alors que les témoignages au détriment d’Andrew se multiplient, photos à l’appui, le VRP royal des milieux d’affaires britanniques ne peut plus justifier une amitié inacceptable. Le palais multiplie les communiqués pour l’innocenter. En vain. Le scandale prend chaque semaine davantage d’ampleur, quand le conflit politique teste parallèlement les limites du système de la monarchie parlementaire. Elizabeth II n’a donc eu d’autre option que d’avaliser les foucades de son Premier ministre, quitte à aggraver les tensions nationales.

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L’artiste politique Kaya Mar présente sa dernière oeuvre : Boris Johnson se cachant derrière la reine Elizabeth II qui se bat contre le Président de la Chambre des communes du Royaume-Uni John Bercow. © DANIEL LEAL-OLIVAS / AFP

Boris Johnson, thuriféraire et biographe du grand Winston Churchill, se veut sans pitié. Poing serré et bras levé, il a juré le 2 septembre sur le pas de la porte de sa résidence londonienne vouloir garantir au « peuple britannique » la séparation d’avec Bruxelles, quel qu’en soit le prix, y compris celui de la dissolution du Parlement. Tout en promettant des milliards de livres pour les écoles, la police et les hôpitaux. John Woodcock, un député quadragénaire ex-Labour du nord de l’Angleterre (circonscription de Barrow and Furness), qui a ouvert à Paris Match les portes d’un Parlement encore désert le 2 septembre, ne sait plus à quoi s’attendre. Une motion de censure contre le gouvernement ? Une nouvelle élection ? Comme lui, tout un pays s’interroge. Mais les chefs d’entreprise, surtout ceux à la tête de PME, saoulés d’incertitudes, tremblent. « La campagne de publicité de 100 millions de livres lancée par le gouvernement sous le mot d’ordre “Préparez-vous au Brexit” n’a pas de sens, s’inquiète Carolyn Fairbairn, la directrice de la principale organisation patronale d’outre-Manche. Les sacs de sable n’ont qu’une efficacité relative en cas d’inondation exceptionnelle. Comment voulez-vous qu’un fleuriste puisse faire face à un cataclysme pareil ? » À Bruxelles, hors de question de fléchir. On serre les dents. En croisant les doigts pour que le tsunami créé par Boris Johnson n’emporte pas tout sur son passage.

Dernière minute : Dans la nuit du 3 au 4 septembre, que certains MP’s – les députés britanniques, membres de la Chambre des Communes – ont rebaptisé « La nuit des longs couteaux » pour sa violence verbale et ses ruptures retentissantes, la plus ancienne démocratie parlementaire au monde a basculé dans un schisme encore plus profond entre partisans et adversaires d’un « No Deal », un Brexit sans accord. Après des heures de débats au vitriol dans une Chambre pleine à ras-bord de la plupart des 650 élus de tous les partis, vingt et un députés conservateurs, dont plusieurs anciens ministres des Finances, ont fait bruyamment défection. Ces « rebelles » se sont vus aussitôt privés de toute future investiture par le Premier ministre Boris Johnson et ont été radiés à vie du parti. Beaucoup se sont vus signifier cette sanction ultime par texto… Parmi eux, le symbole le plus douloureux de cette scission : Nicholas Soames, 71 ans, le petit-fils de Winston Churchill (l’idole de l’actuel Premier Ministre), membre historique des Tories. Après avoir perdu un vote historique qui lui aurait permis de quitter l’Union Européenne sans accord le 31 octobre prochain, Boris Johnson va faire face le 4 septembre à un deuxième scrutin, qui a pour but cette fois de le lui interdire légalement. Via un texte de loi que la Reine devra ensuite ratifier pour le valider définitivement. Dans un climat hautement volatil, tous les accès à Westminster, le siège du Parlement, ont été barrés dès les premières heures de la matinée. Et des milliers de policiers quadrillent les rues. Le Premier ministre n’a plus de majorité parlementaire depuis le 3 septembre.

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