Anvers sert-elle de tête de pont au financement des activités du Hezbollah ?

Depuis 2018, Mohammad Bazzi était la cible du programme Rewards for Justice (RFJ) du service de sécurité du Département d’État. Une récompense était offerte à toute personne en mesure de fournir des informations susceptibles de mener jusqu’à lui ou à ses réseaux financiers. | © DR
Arrêté fin février et accusé par les États-Unis d’être l’un des financiers clés du Hezbollah, l’organisation islamiste libanaise, Mohammad Bazzi possède la nationalité belge.
Officiellement domicilié à Anvers depuis le début des années 2000, lui et son fils, belge également, se trouvent dans le collimateur des autorités américaines en raison de leurs activités, notamment dans le secteur pétrolier, au départ de sociétés installées dans la métropole flamande. Celles-ci serviraient de paravent au financement et au blanchiment de l’argent du « Parti de Dieu ». Les services de sécurité belges ne seraient pas au courant, selon le ministre de la Justice. Paris Match a mené l’enquête.
Il s’appelle Mohammad Ibrahim Bazzi et vaut dix millions de dollars. C’est du moins la récompense qu’offraient jusqu’il y a peu les autorités américaines en échange de toute information permettant soit de les mener jusqu’à lui, soit d’accéder à ses circuits financiers souterrains. L’histoire ne dit pas si quelqu’un a empoché cette somme, mais Bazzi est à présent sous les verrous, à la suite de son arrestation le 24 février dernier à Bucarest, en Roumanie, où il est en attente de son extradition vers les États-Unis.
Ce Libanais de 58 ans est ce qu’on peut appeler un gros poisson. La justice américaine le tient pour l’un des « money men » du Hezbollah, c’est-à-dire un financier clé de la très puissante organisation chiite basée au Liban, laquelle figure sur la liste officielle des mouvements terroristes de plusieurs pays, dont les États-Unis. Depuis 2018, l’OFAC (Office of Foreign Assets Control), l’organisme de contrôle des actifs financiers étrangers, dépendant du département du Trésor US, le désigne ouvertement comme un « terroriste mondial », en tant que grand pourvoyeur de fonds du « Parti de Dieu » au travers de ses activités commerciales en Europe, au Proche-Orient et en Afrique de l’Ouest. Selon certaines sources, il serait même l’un des interlocuteurs privilégiés des dirigeants du BAC (Business Affairs Component), la structure du Hezbollah en charge de son réseau international de commerces et d’entreprises.
L’arrestation de Mohammad Bazzi fait suite à sa mise en accusation par un juge américain en janvier de cette année. Elle vise des transactions illégales et des opérations de blanchiment réalisées aux États-Unis où lui, ainsi que ses avoirs, sont soumis à des sanctions économiques. Selon le bureau du procureur Breon Peace, du district Est de New York, ces transactions étaient destinées à échapper aux sanctions en organisant le transfert de centaines de milliers de dollars vers le Liban, au moyen d’un montage financier sophistiqué censé empêcher l’identification de Bazzi. Il demeure présumé innocent à l’heure qu’il est, mais chacun des motifs d’inculpation retenus contre lui peuvent lui valoir jusqu’à vingt ans de prison.
Le pedigree de l’argentier suspecté du Hezbollah révèle une autre particularité : il possède la nationalité belge. Il l’a obtenue, semble-t-il, par naturalisation à la suite d’une demande introduite directement auprès de la Chambre des représentants. Cela ressort des réponses apportées par le ministre de la Justice, Vincent Van Quickenborne (Open VLD), aux questions posées la semaine dernière au Parlement par le député fédéral Georges Dallemagne (Les Engagés). « Les services de sécurité ont transmis des informations au parquet d’Anvers en 2005 et au greffier de la Chambre des représentants en 2011. Les informations transmises n’ont apparemment pas été retenues comme suffisantes pour rejeter la demande de nationalité », a indiqué le ministre. Et d’ajouter que, selon le registre national, « il est résident à l’étranger depuis 2001 ».

S’il est vrai que Mohammad Bazzi se profile comme un globe-trotteur, nos investigations montrent cependant qu’il a été très actif en Belgique entre 2000 et 2018 au moins. Son passeport (EJ341406) délivré par le Royaume a expiré le 31 mai 2017. C’est la ville d’Anvers qui avait ses faveurs : domicilié dans les beaux quartiers de la métropole flamande, il y a implanté une société anonyme de droit belge du nom de Global Trading Group (GTG), active dans le commerce de produits et de services énergétiques. Au printemps 2018, cette entreprise s’est retrouvée dans le collimateur du département américain du Trésor, qui l’a dénoncée comme faisant partie des filières de financement et de blanchiment du Hezbollah. Depuis, elle a changé de nom et de siège social mais demeure en activité à Anvers avec à sa tête Wael Bazzi, qui n’est autre que le fils de Mohammad. Belge lui aussi, il administre deux autres sociétés anversoises également ciblées par les limiers de l’OFAC. Ceux-ci y voient le paravent derrière lequel le père Bazzi a tenté d’échapper à leurs radars et aux sanctions. Jusqu’à ce qu’il pose le pied sur le tarmac de l’aéroport de Bucarest. Le réseau de soutien financier de la milice libanaise pro-Iran passerait-il dès lors par la Belgique ?
De l’Escaut au fleuve Gambie
Selon les actes que nous avons pu consulter, la société Global Trading Group NV a été constituée en 2000 à l’aide d’un capital d’un million d’euros. Mohammad Bazzi apparaît comme l’un de ses fondateurs et dirigeants. À l’époque, il a son adresse officielle au Liban. Ses autres partenaires commerciaux sont domiciliés en Angleterre, en Sierra Leone et en Suisse. GTG s’installe au 39 de la Frankrijklei, au deuxième étage d’un immeuble du centre d’Anvers. Son objet social (qui va s’élargir au fil du temps) couvre toute une série d’activités, mais la principale s’exerce dans le secteur de l’énergie. L’entreprise va se doter ensuite de filiales africaines, implantées en Sierra Leone, en Côte d’Ivoire, au Bénin et en Gambie.
Dès 2001, Bazzi élit domicile à Anvers. Par la suite, il a déménagé au minimum à une reprise, pour poser ses valises dans une demeure cossue située au 13-15 Eglantierlaan (notre photo), l’adresse qu’on retrouve pour la première fois en 2006 dans les documents notariés. Il n’en changera plus jusqu’en 2018, date à laquelle les Américains l’ont exposé publiquement en le signalant comme financier occulte du Hezbollah. Dans l’intervalle (2007), il est devenu le directeur général de GTG, dont le siège anversois s’est déplacé du numéro 39 au 156 (5e étage) de la Frankrijklei. Certes, il a beaucoup voyagé durant ces deux décennies (en plus du belge, il détient des passeports anglais, libanais, sierra-léonais et gambien), mais l’information du ministre de la Justice selon laquelle il aurait résidé continuellement à l’étranger depuis 2001 s’accommode mal a priori des nombreuses traces administratives laissées par son passage et ses activités dans la cité portuaire.
Les autorités judiciaires ou le renseignement belges peuvent-ils vraiment ignorer ce que les départements d’État et du Trésor américains dénoncent publiquement depuis cinq ans ?
Depuis les rives de l’Escaut, Global Trading Group a fait du business à l’international et notamment en Gambie. Ce pays, le plus petit d’Afrique continentale, mais dont le secteur pétrolier est florissant, avait de quoi susciter l’intérêt d’une société impliquée dans le commerce des hydrocarbures. D’ailleurs, selon l’association citoyenne américaine GFATF (Global Fight Against Terrorism Funding), qui lutte contre le financement du terrorisme, la compagnie anversoise de Mohammad Bazzi, en collaboration avec la gambienne Euro African Group Ltd, installée dans la capitale Banjul et que le Belgo-Libanais contrôlait directement (il en était le patron et l’actionnaire principal), s’est livrée dès 2003 à une importante activité d’importation de produits pétroliers en provenance de Gambie.
Mais aux yeux de Bazzi, ce n’était pas l’unique attrait du petit État ouest-africain. Il y a entretenu d’étroites relations avec Yahya Jammeh, le dirigeant autoritaire et corrompu qui s’est maintenu à la tête du pays du milieu des années 1990 jusqu’en 2017. Il lui doit notamment d’avoir été nommé consul honoraire de Gambie au Liban. Une couverture diplomatique exploitée par le Hezbollah, selon Tony Badran, chercheur spécialiste de la milice paramilitaire chiite et, plus largement, de la géopolitique du Levant pour le compte de la Fondation pour la défense de la démocratie (FDD), un think tank basé à Washington. D’après ce dernier, cité par le Jerusalem Post, Mohammad Bazzi aurait bénéficié de la complicité de Jammeh pour financer et organiser des livraisons d’armes iraniennes au profit du groupe islamiste libanais.
Du reste, toujours selon Badran, Bazzi était l’actionnaire minoritaire le plus important de la Prime Bank. Un établissement bancaire gambien, filiale de la Lebanese-Canadian Bank, dont le chercheur note que toutes deux ont largement contribué à transférer et à blanchir l’argent noir du Hezbollah. En tout état de cause, la banque libano-canadienne apparaît dans la comptabilité de Global Trading Group en 2012, comme a pu le vérifier Paris Match.

a répondu que les services belges de sécurité ne disposent pas d’informations sur les liens du Belgo-Libanais avec le Hezbollah en Belgique ou à l’étranger. ©Philip Reynaers / Photonews
Wanted : Mohammad et Wael Bazzi
Pistés depuis longtemps sans doute, Mohammad Bazzi et GTG se sont retrouvés épinglés sur la liste des sanctions économiques de l’OFAC en mai 2018 (notre document). Ces sanctions ont pour but de limiter et, dans certains cas, d’interdire les transactions entre les États-Unis et des sociétés ou des individus impliqués dans le blanchiment d’argent, le financement du terrorisme ou d’autres crimes financiers. Les sanctions s’appliquent aux particuliers, aux banques, aux entreprises et aux prestataires de services financiers qui exercent dans la juridiction des États-Unis. Quant aux acteurs économiques qui se situent en dehors de cette zone, ils sont tenus de faire preuve de diligence afin de s’assurer que les bénéficiaires finaux des opérations commerciales qu’ils réalisent ne tombent pas sous le coup des sanctions mises en œuvre par l’OFAC.
Dans le même temps, celui que Washington accuse « d’avoir fourni des millions de dollars au Hezbollah durant de nombreuses années » est devenu la cible du programme Rewards for Justice (RFJ) du service de sécurité du département d’État. Il s’agit d’offrir des récompenses à toute personne en mesure de fournir des informations susceptibles d’empêcher ou de mener à la résolution de crimes terroristes internationaux. Or, les mécanismes financiers qui les sous-tendent en font partie.
À dater de cette époque, Mohammad Bazzi se serait alors servi de son fils pour contourner les sanctions américaines et disparaître derrière un rideau de fumée constitué de sociétés montées à Anvers par Wael Bazzi, né en 1989 à Free Town (Sierra Leone), mais de nationalité belge. C’est en tout cas ce qui figure explicitement dans un communiqué du département du Trésor daté du 24 avril 2019, dans lequel on peut lire ceci : « Depuis sa désignation en mai 2018 (…) Mohammad Bazzi a pu faire des affaires par l’intermédiaire de Wael Bazzi, sur lequel il a continué à s’appuyer pour enregistrer de nouvelles entreprises et soumissionner à des contrats du gouvernement gambien. Wael Bazzi a créé une société pour maintenir l’accès de son père à l’industrie pétrolière. En outre, Mohammad Bazzi s’est coordonné avec Wael Bazzi et un employé de GTG basé en Belgique pour changer le nom de GTG (…) Wael Bazzi était le prétendu propriétaire de cette nouvelle société, probablement pour masquer l’implication de Mohammad Bazzi. »
En conséquence, le fiston a lui aussi été accroché au tableau de chasse de l’OFAC (notre document), de même que les entités commerciales de droit belge qu’il est supposé administrer. À nouveau, pour le Trésor américain, l’objectif est clair : abriter son père derrière une façade légale pour lui permettre d’accéder au système financier en vue de rapatrier d’importantes sommes d’argent vers le Liban. Mais quelles sont ces sociétés gérées par Wael Bazzi ? Retour à Anvers, où tout converge vers l’avenue de l’Églantier.

Dans l’ombre de l’églantier
Wael Bazzi réside officiellement à la même adresse que son père : 13-15 Eglantierlaan à 2020 Anvers. Mais c’est aussi à cet endroit que sont domiciliées les trois entreprises visées par les Américains. À commencer par celle qui s’est substituée à Global Trading Group en août 2018, laquelle, tout en conservant son activité principale liée au commerce d’hydrocarbures, répond désormais au nom d’Energy Engineers Procurement & Construction (EEPC). Deux mois auparavant, Wael en est devenu l’administrateur délégué, soit peu après la dénonciation de Mohammad Bazzi comme homme d’argent du Hezbollah.
L’autre société qui prospère dans l’ombre de l’églantier, c’est la Voltra Transcor Energy BVBA, anciennement dénommée Softline et installée à Sint-Niklaas. Également active dans le business des combustibles fossiles, elle est dirigée par le fils Bazzi, qui en est devenu le gérant en 2016. Selon l’OFAC, elle a servi d’intermédiaire pour transférer de l’argent vers GTG avant 2018. Vient ensuite Offiscoop NV, une société de conseil en gestion, dont Wael Bazzi a pris le contrôle en mars 2018 mais qu’il a liquidée deux ans plus tard. À ces implantations anversoises s’en ajoute une dernière à l’étranger, dans laquelle Wael Bazzi est partie prenante en tant qu’actionnaire principal : la BSQRD Limited, une société basée au Royaume-Uni qui, jusqu’en 2019 en tout cas, opérait dans le secteur des services informatiques.
Paris Match a tenté sans y parvenir d’entrer en relation avec Wael Bazzi, afin de le confronter aux accusations qui le concernent ainsi que son père. Nous ne sommes pas non plus parvenus à établir leur présence effective à leur domicile anversois où personne n’a répondu, bien que leur nom de famille figure sur la sonnette. Pour tenter de mieux cerner la portée de leurs agissements sur le territoire de la Belgique, nous avons questionné, du côté belge, le parquet fédéral et la CTIF (Cellule de traitement des informations financières) ; du côté américain, le bureau du procureur de New York. De part et d’autre, on s’est abstenu de commentaires.
Par conséquent, il faut s’en remettre aux informations communiquées la semaine dernière au Parlement par le ministre de la Justice. Toutefois, le moins que l’on puisse écrire, c’est qu’elles n’aident pas à y voir beaucoup plus clair dans cette usine à gaz. En effet, si Vincent Van Quickenborne a admis, d’une part, que Mohammad Bazzi « est uniquement connu de nos services en lien avec des informations relatives au blanchiment d’argent », de l’autre, il a indiqué qu’il ne faisait pas l’objet « d’une mesure policière à prendre ou d’un signalement » et, surtout, que « les services de sécurité n’ont pas d’informations sur ses liens avec le Hezbollah en Belgique ou à l’étranger ».
On s’interroge : les autorités judiciaires ou le renseignement belges peuvent-ils vraiment ignorer ce que les départements d’État et du Trésor américains dénoncent publiquement depuis cinq ans ? Autre question, la plus importante : Anvers a-t-elle servi sur une longue période de tête de pont pour le financement et le blanchiment des activités du Hezbollah ? Pour y répondre, il peut être bon de se rappeler que l’églantier est une plante invasive…