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De la Somalie au Soudan, comment la Corne de l’Afrique se meurt dans l’indifférence générale

Les attentats se succèdent à Mogadiscio | © Belga

Politique

Ce samedi, l’explosion d’un camion piégé dans le centre de Mogadiscio a fait 276 morts et 300 blessés, devenant de facto l’attentat le plus meurtrier de l’histoire de la Somalie. Un drame relayé dans la presse occidentale, mais avec une narration qui se concentre plus sur les chiffres que les victimes. Et qui illustre la distance toujours plus grande qui semble se creuser entre l’Occident et la Corne de l’Afrique. 

C’était en 2005, bien avant le succès mondial de Drive et l’Oscar pour La La Land. Ryan Gosling n’était alors qu’un jeune premier parmi tant d’autres, à la différence près que plutôt que de voir les tapis rouges comme un podium, il avait choisi de les imaginer comme une plateforme pour faire passer des idées. En l’occurence, la nécessité de prendre conscience de la situation du Darfour, région déchirée de l’ouest du Soudan, soudainement catapultée aux MTV Movie Awards par le biais du t-shirt de l’acteur. Qui n’avait pas hésité à se rendre au Chad, à la frontière du Darfour, pour réaliser un documentaire sur les réfugiés d’un conflit entre rebelles et armée gouvernementale qui n’en finit pas de déchirer la région depuis 2003. Et pourtant : alors qu’une recherche du nom Ryan Gosling dans les méandres de Google trouve plus de 24 millions de résultat, le Darfour, lui, n’a droit qu’à 1 240 000 mentions. Par comparaison, les attentats de Paris sont recensés 5 820 000 fois sur le moteur de recherche, contre 35 700 000 mentions pour le 11 septembre; soit 277 fois plus que la Corne de l’Afrique, mentionnée 129 000 fois. Et ce, alors qu’il s’agit d’une région d’une importance capitale.

Une région grande comme l’Europe de l’Ouest

Dans sa forme étendue, la Grande Corne de l’Afrique rassemble la Somalie, l’Ethiopie, le Kenya, l’Erythrée, le Soudan du Sud, Djibouti et le Soudan. Soit environ 200 millions d’habitants dispersés sur 4,5 millions de km, ou l’équivalent de l’Europe de l’Ouest. Une comparaison qui se limite toutefois à la superficie et à la population de celle-ci, car si l’Europe de l’Ouest jouit d’une relative sérénité depuis plusieurs décennies, dans la Grande Corne de l’Afrique, les catastrophes humanitaires se suivent et ne se ressemblent pas. La seule constante ? Une relative indifférence de la part des pays qui se sont battus autrefois pour coloniser cette région riche en ressources naturelles.

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Ainsi, depuis 2003, le conflit fait rage au Darfour, avec pour funeste bilan plusieurs centaines de milliers de morts et près de trois millions de personnes transformées en réfugiés. A l’origine, des tensions ethniques ancestrales, qui ont d’abord vu s’affronter les Fours et les Arabes dans les années 80 avant que le conflit ne reprenne au début du millénaire, rendu plus sanglant par l’implication de l’armée et du gouvernement. Approchant de sa quinzième année, le conflit ne montre aucun signe de faiblesse, alors même que l’ONU a qualifié la situation des civils qui fuient le pays de « désespérée » en février dernier. La violence au Darfour a en effet donné lieu au « pire déplacement de populations civiles dont l’ONU a été témoin dans la dernière décennie ». En 2009, la Cour Pénale Internationale délivrait un mandat d’arrêt envers le président soudanais Omar al-Bashir pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide au Darfour. Des pratiques qui se poursuivent dans cette région montagneuse où la violence atteint sans cesse de nouveaux sommets, alors même qu’Omar al-Bashir est toujours en cavale.

Le conflit au Darfour a fait des millions de réfugiés – Belga /MIGUEL MEDINA / AFP PHOTO / MIGUEL MEDINA

La mort de la démocratie

Dans le bas de la Corne, bercée par l’Océan Indien, la Somalie, détentrice du titre fort peu honorifique de pays le plus corrompu et le plus en déliquescence au monde selon l’indicateur du Fund For Peace. Et depuis ce samedi, elle est aussi devenue le théâtre d’un des attentats les plus meurtriers de ces dernières années, avec près de 600 victimes dont 276 morts suite à l’explosion d’un camion piégé en plein coeur de Mogadiscio. Si l’attentat n’a pas encore été revendiqué, les autorités se sont empressées de pointer les islamistes somaliens shebab, liés à Al-Qaïda. Des fonamentalistes violents dont le gouvernement ne parvient pas à enrayer la montée, qui contribue au flux de violence continu lancé par la chute de l’Etat somalien au début des années ’90. Le pays n’en est en effet pas à son premier attentat, loin de là, shebab étant coutumier des attaques dans les rues de la capitale. La différence ? Face à l’ampleur du drame, cette fois, l’Occident a réagi, la maire de Paris choisissant notamment d’éteindre la Tour Eiffel lundi en hommage aux victimes tandis que les Etats-Unis, le Qatar et le Kenya ont quant à eux plutôt eu l’idée lumineuse d’envoyer de l’aide médicale.

L’économie de la compassion

Reste qu’en plein tourbillon médiatique autour de l’affaire Weinstein, l’explosion de la bombe a Mogadiscio a fait relativement peu de bruit. La faute à la distance ? Selon Mathias Delori, chercheur spécialisé dans les représentations de la violence et ses dimensions émotionnelles au sein du REPI, cette explication est partiellement correcte, mais par trop simpliste. « C’est certain que plus la violence est lointaine du point de vue géographique et culturel, moins elle touche les personnes. Quand il y a un attentat terroriste en Europe, par exemple, on en parle beaucoup, typiquement avec une nécrologie de chaque victime. Pourtant, à Mogadiscio, on se limite à une approche chiffrée, et la distance ne suffit pas à expliquer cela ». En effet, ainsi qu’il l’explique,

Les structures mentales qui gouvernent l’économie de la compassion sont plus complexes qu’une simple question de distance. La compassion est sélective et jamais neutre, car c’est elle qui justifie l’intervention.

Autrement dit : cachez ce pays où je ne saurais m’impliquer. Et Mathias Delori de prendre le contre-exemple de l’Afghanistan. « Alors que ce pays est également lointain, tant du point de vue géographique que culturel, les médias occidentaux ont beaucoup parlé des femmes afghanes victimes des Talibans dans les années ’90. C’était d’autant plus paradoxal qu’ils parlaient très peu des violences conjugales à la même époque, alors que celles-ci font de nombreuses victimes chaque année en France. En parler, cela permettait de créer une compassion ultra-sélective afin de justifier les violences et une guerre humanitaire ».

Attentat extrêmement meurtrier ce samedi à Mogadiscio – Belga

Des intérêts ou désintérêt

Une « guerre de bonnes intentions », comme celle menée par les Etats-Unis afin de « libérer l’Afghanistan des Talibans » ou encore « vaincre le terrorisme » en Irak. Et si Mathias delori concède que « l’idée de guerre humanitaire est séduisante en soi, il y a la volonté d’un moindre mal pour éviter un mal plus grand« ; il souligne toutefois que le concept est « complètement distordu par les fantasmes de l’Occident ». Un Occident capricieux, qui fait souvent rimer compassion, conditions et poudre à canon.

En ce qui concerne la Somalie, si il n’y a pas d’intérêt capitaliste ou politique qui pousse les Occidentaux vers une guerre humanitaire, les médias vont de moins en moins en parler car il n’y aura pas de raison d’être à une compassion sélective.

Alors faute de possibilités économiques et politiques, les yeux se ferment. Et tant pis, si l’attentat n’est que la manifestation de décennies de violence et de milliers de victimes; tant pis, si la Corne de l’Afrique fait face à une montée globale de la violence et de la précarité. Et tant pis, aussi, si dans la région, pas moins de 17 millions de personnes sont menacées par la famine. En janvier dernier, l’agence des Nations-Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) tirait en effet la sonnette d’alarme. Suite à des mois de sècheresse, les récoltes et les cheptels s’étaient vus réduits à peau de chagrin, menaçant tous les pays de la Corne de l’Afrique. « Il s’agit avant tout d’une situation d’urgence humanitaire, il faut également protéger les moyens d’existence. Il est temps d’agir maintenant » soulignait à l’époque la FAO. Un appel urgent auquel le monde a fait majoritairement la sourde oreille.

La sècheresse menace la région – Belga / Natalia Jidovanu / Le Pictorium/MAXPPP

Accoutumance aux famines

« C’est une crise récurrente. Il y a, dans les pays occidentaux, comme une accoutumance à ces famines » déplorait en avril dernier à Europe 1 Françoise Sivignon, présidente des Médecins du monde. Et d’accuser : « La faim est aussi une arme politique. Pour résoudre cette crise, il faut résoudre ces conflits. Mais il n’y a aucune volonté politique de le faire ».

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