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Le mystère des enfants sans bras

enfants sans bras

Le 16 octobre, dans un parc de Bruxelles. Vélo, nage ou danse classique, Charlotte est une guerrière. | © Frédéric Lafargue.

Santé

Dans l’Ain et en Bretagne, des bébés sont nés avec cette malformation. Les parents réclament la vérité.

Isabelle regarde Charlotte jouer à l’acrobate dans des filets, sauter sur le sable et puis coincer son cornet de glace au chocolat blanc dans son esquisse de bras. Charlotte est née à Guidel, une commune de 10 000 âmes plantée au bord de l’océan, dans le Morbihan. Elle n’a pas d’avant-bras gauche. Les médecins parlent d’agénésie transverse. Les autres, de malformation. De sa voix fluette, Charlotte préfère dire : « J’ai un petit bras. »

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Le soleil d’octobre caresse les joues de sa fille, et Isabelle Grassin nous montre des photos sur son téléphone portable. Charlotte qui danse, fait du vélo, nage, s’empare de sa trottinette, joue avec sa prothèse rose, rit aux éclats, pleine d’énergie. Une fillette de 6 ans au regard bleu perçant, déterminée à renverser le monde. En commençant par l’aire de jeux de ce parc. Isabelle est médecin. Elle veut que les chercheurs cherchent. Elle a quitté Guidel avec son mari, Antoine. Besoin de retrouver sa famille en Belgique. Les amis. Depuis la naissance de Charlotte, Isabelle et Antoine errent dans une forêt de « pourquoi ? ».

Dans la rue, Isabelle fait baisser les yeux des passants qui regardent son enfant

En juin 2012, un jeudi, à 7 h 30 du matin, la petite fille montre le bout de son nez. Isabelle sourit en y repensant : « On m’a posé Charlotte sur le ventre, ça a été un micromoment de bonheur. » Mais immédiatement, elle comprend et s’écrie : « Il y a un problème avec son bras ! » Les blouses blanches emportent Charlotte, Antoine les suit. Isabelle se retrouve seule. Instant irréel. Elle a beau être médecin, elle se dit que le bras va « sortir après ». Il existe une photo du jour de l’accouchement. Sa fille ne l’a jamais vue. Isabelle y est prostrée. En état de choc. Elle n’ose pas appeler ses frères et sœurs pour leur annoncer la naissance. Toutes les projections de bonheur, tous ces instants rêvés, imaginés mille fois, sont vaporisés. Même si l’amour pour Charlotte supplantera vite la détresse, la foudre est tombée. « J’ai pleuré tous les jours pendant un mois. Et quand je ne pleurais pas, je pleurais quand même, sans larmes. Qu’avais-je fait de mal ? »

Chaque année, en France, 150 à 200 enfants naissent avec des « petits bras ». Les familles s’entraident dans une association, l’Assedea. Isabelle y trouve des conseils, des soutiens. Mais rien n’apaise le sentiment d’injustice. Dans la rue, Isabelle fait baisser les yeux des passants qui regardent son enfant. « Tu as l’impression que tu dois réparer. La culpabilité, c’est la première chose. On refait le film. Le drame s’est déroulé dans mon ventre. » Elle se lance dans la quête de la cause. Elle veut comprendre. Isabelle rencontre son professeur d’obstétrique en médecine. Une généticienne. Une cohorte d’autres médecins. Une averse d’avis tombe. Pas l’ombre d’un indice. Tout est flou. Isabelle est stupéfaite quand elle découvre qu’aucun registre national ne recense les cas en France, seulement six registres régionaux, qui couvrent 19 % de la population. Peu à peu, il lui faut accepter le handicap de sa fille. Un accident de la vie, pense-t-elle.

Charlotte avec son petit frère Arthur (à dr.), à Bruxelles.
Charlotte avec son petit frère Arthur (à dr.), à Bruxelles. © Frederic Lafargue.

Jusqu’au jour de 2013 où son médecin traitant lui annonce qu’une autre patiente, Tiphaine, a donné naissance à une fillette sans avant-bras gauche. Toujours à Guidel. Les femmes se rencontrent. Elles habitent à 3 kilomètres l’une de l’autre. La coïncidence est frappante. Deux accidents dans un espace si petit, au même moment… Les parents se documentent, deviennent spécialistes de l’agénésie transverse. Pourquoi un bras ne se développe pas ? C’est souvent une question de vascularisation. Entre la 6e et la 9e semaine de grossesse, si le sang n’irrigue pas la zone concernée, le bras ne pousse pas. A l’automne 2014, Isabelle se rend sur le groupe Facebook de l’Assedea pour glaner des conseils. Comment adapter un vélo ? Gérer les moqueries ? Un matin, quelqu’un demande : « D’où venez-vous ? » Chacun donne le nom de son village. Et soudain Isabelle découvre un nom connu. Guidel. Mélinda a accouché d’un enfant avec un « petit bras » gauche. Trois cas en dix-huit mois, entre 2011 et 2013. « J’ai fait un bond », se rappelle Isabelle. Trois accidents dans une ville qui compte cent naissances par an ? Le père d’Isabelle aime les mathématiques et résume l’équation à sa fille : « Imagine 10 000 boules blanches et une boule noire. Tu pêches cent fois. Tu tires trois fois la noire. La probabilité est infime. »

En 2015, Isabelle s’adresse au Registre des malformations en Bretagne, chargé de recenser les cas de « petits bras » nés dans la région. Comme Tiphaine et Mélinda, elle répond à un questionnaire. Quels produits d’entretien utilise-t-elle ? De beauté ? Quels lieux fréquente-t-elle ? Où va-t-elle faire ses courses ? Et puis ? Et puis rien. Aucune réponse. Jusqu’au 4 octobre 2018 et la fameuse conférence de presse. Elle apprend alors l’existence d’un quatrième cas dans la commune.

Emmanuelle Amar a osé se dresser contre sa hiérarchie. Elle est en procédure de licenciement

Que s’est-il passé à Guidel entre 2011 et 2013 ? Président du Conseil scientifique de l’environnement de Bretagne, le Pr Pierre Aurousseau connaît bien la région. Après la conférence du 4 octobre, il a envoyé un e-mail à Santé publique France pour présenter les options qu’il conviendrait d’étudier : les rejets de papeterie dans la rivière Laïta, les solvants de certaines peintures, les pesticides interdits vendus au marché noir et les toxines phytoplanctoniques : « Ils m’ont répondu que c’était intéressant mais qu’ils avaient une autre idée en tête, je ne peux pas vous dire laquelle », raconte le professeur. Une autre source scientifique, qui préfère rester anonyme, parle de l’hypothèse d’un virus infectieux, touchant les bovins, qui pourrait passer la barrière entre les espèces. En l’absence d’enquête officielle, chacun y va de sa théorie pour expliquer le mystère de Guidel.

Le voilà, ce vieux bourg agricole de bord de mer, aux racines rurales, mais qui s’urbanise à grands pas. En trente ans, la population a été multipliée par trois. Devant l’ancien domicile d’Isabelle, une jolie maison à l’orée du village, on remarque des cultures céréalières, des chevaux qui broutent dans des prairies baignées de brume. Pas très loin, un élevage de vaches et puis le rivage, les vagues, l’air iodé, les coquillages. Le 11 octobre, un arrêté préfectoral a interdit leur consommation. La côte est polluée.

Isabelle et Antoine Grassin, les parents de Charlotte, à l’issue d’une conférence de presse.
Isabelle et Antoine Grassin, les parents de Charlotte, à l’issue d’une conférence de presse. © Frédéric Lafargue

Tiphaine est là, sur la jetée. Elle a le même visage soucieux qu’Isabelle, la même histoire. Mais sa fille, Aliénor, est timide. Elle la protège des journalistes. Tiphaine aussi parle de cette impression lancinante d’avoir mal fait les choses. « J’ai pensé aux légumes mal lavés, aux ondes. J’ai débranché ma box Internet la nuit, viré mon téléphone portable de ma chambre, acheté bio. » Puis, du bout des lèvres, elle lâche : « Il faut creuser. Il a dû se passer quelque chose. » Dans son bureau, Jo Daniel, le maire de Guidel, est du même avis. Il confie que les maires des communes alentour se posent aussi des questions. Lui a reçu des messages de familles inquiètes. Les rumeurs enflent. « Au moins, il n’y a plus de malformations depuis 2013 », soupire-t-il en rappelant que les espaces publics sont traités sans pesticides. La rivière Laïta et sa papeterie en amont ? « Il y a des métaux lourds au fond, dans la vase, mais si on ne la remue pas, ça va. »

Le lendemain, jeudi 18 octobre, à Paris, Emmanuelle Amar, directrice du Registre des malformations en Rhône-Alpes (Remera), la première à avoir tiré la sonnette d’alarme sur les cas de l’Ain, nous reçoit en présence du député européen écologiste Yannick Jadot. L’épidémiologiste voltige dans le même cyclone qu’Isabelle depuis le 4 octobre. Toutes deux ont lancé l’alerte. Mais Emmanuelle Amar a osé se dresser contre sa hiérarchie. Elle est en procédure de licenciement. On lui reproche ses « méthodes ». Si Santé publique France admet des anomalies statistiques dans le Morbihan et en Loire-Atlantique, elle contredit les résultats de Remera et estime que les sept enfants de l’Ain ne forment pas un « agrégat spatio-temporel ». En clair, rien d’anormal, dit l’État. « Il y a un sentiment d’écœurement, lâche Emmanuelle Amar, mais il faut continuer à se battre. Réclamer une enquête digne de ce nom et une couverture nationale des malformations ! » « Ce qui est frappant, s’énerve Yannick Jadot, c’est que face à tout le travail d’investigation du Remera, il ne s’est rien passé. Pire, on veut casser le thermomètre. Ce n’est pas acceptable de laisser des familles dans l’ignorance. Il faut mettre en place un dispositif pour savoir. »

Le même jour, à l’initiative de Michèle Rivasi, députée européenne, une conférence de presse réunit deux anciennes ministres de l’Écologie, Delphine Batho et Corinne Lepage. Isabelle et Antoine sont venus de Bruxelles. Les flashs crépitent. Ils sont tendus. Epuisés. Racontent leur histoire. « D’une enquête partielle ont été tirées des conclusions définitives ! » s’énerve le père de Charlotte. Dimanche 21 octobre, c’est la victoire : la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, prend enfin la parole. Elle annonce que des investigations complémentaires vont être lancées pour percer le mystère des enfants nés avec des « petits bras ». En Belgique, Isabelle et Antoine accueillent la nouvelle avec soulagement et lassitude. Savoir ce qu’il s’est passé à Guidel ne changera pas la vie de Charlotte. Mais peut-être celle d’autres enfants.

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