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Arnaud Beltrame : Face au terrorisme, le sacrifice d’un gendarme

Le lieutenant-colonel Arnaud Beltrame, alors porte-drapeau à l'Ecole militaire interarmes de Coëtquidan, en 2001. | © DR

Société

Lorsque le piège de l’attaque terroriste se referme sur le magasin Super U de Trèbes, le lieutenant-colonel de gendarmerie Beltrame se sacrifie, au nom de ses valeurs.

 

Julie, la caissière, se précipite vers ses collègues. Ses yeux bleus encore agrandis par la terreur, elle balbutie : « J’ai été remplacée par un gendarme. » Elle craque. Elle vient de passer quarante-cinq longues minutes une arme sur la nuque. Seule avec Radouane Lakdim. Autour d’eux, le spectacle effroyable des corps de Christian Medves et Hervé Sosna gisant sur le sol. Elle a tenu bon jusqu’à 11 h 30 environ, le moment où le lieutenant-colonel Arnaud Beltrame l’a libérée. Elle l’a croisé quelques secondes. Elle ne pourra plus jamais l’oublier. Autour d’elle, ils sont une quarantaine, des employés, des clients, à attendre dans une tension extrême, confinés chez le concessionnaire Peugeot, à côté du magasin. Le vacarme est assourdissant mais ils ne l’entendent pas. Hélicoptères grondant au-dessus de leurs têtes, sirènes hurlantes. Paysage de guerre avec des hommes armés, casqués, débarquant en nombre. Le genre de scène qu’on est censé voir au cinéma, pas en France en 2018. Ils regardent Julie comme on regarde une survivante, miraculée, indemne, sans se rendre compte qu’elle porte comme une blessure cette maudite culpabilité qui ne va plus la quitter. « Je pense tout le temps à lui », lâche-t-elle, en larmes, après avoir appris que le gendarme était grièvement blessé.

C’est un peu une famille, les employés du Super U

Chaque jour, le magasin ouvre ses portes à 8 h 30. Une heure et demie plus tard, tous les vendredis, André et Hélène prennent leur chariot. Ils font leurs courses pour la semaine. Hélène est une des caissières du Super U. Dans la voiture, elle raconte à son mari les dernières histoires du travail. « Julie vient de donner sa démission. » Elle ne sera restée qu’un an, mais c’était à prévoir. Elle est ingénieure qualité, sécurité, environnement de formation. De toute façon, à la caisse, les va-et-vient sont fréquents. A leur arrivée, Hélène et André n’ont pas pu louper cette annonce placardée à l’entrée : « Pour les fêtes de Pâques, votre chef boucher vous a sélectionné une viande Angus et des côtes de bœuf charolais. » Le chef boucher, c’est Christian, 50 ans, employé du supermarché depuis plus de quinze ans. Tout le monde sait qu’il a toujours le sourire. Hélène lui fait la bise. C’est un peu une famille, ceux du Super U. Les enfants des salariés ont l’habitude d’y trouver leurs premiers jobs d’été. On fête les anniversaires, les naissances. Et, les jours de congé, on revient faire ses courses. André et Hélène ont presque terminé quand elle se souvient qu’elle a oublié quelque chose au rayon bio. André reste au fond du magasin.

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Christian, le chef boucher, doit s’occuper de quelques papiers administratifs, côté bureau. Il se dirige vers les caisses. C’est là qu’il croise Radouane Lakdim, en train de parlementer avec une caissière.
Il est 10 h 40. « On a entendu un bruit sourd, j’ai cru qu’une palette était tombée », lâche André dans un souffle. Puis quatre tirs et un « Allah Akbar ». Les clients sont pétrifiés. Et, de nouveau, l’assaillant tire à quatre reprises avec son 7.65. André ne voit rien mais comprend instantanément. Il ramasse le sac à main d’Hélène, resté accroché au chariot, et court vers la poissonnerie. Elle y est déjà. Une porte s’ouvre, tous ceux qui le peuvent se précipitent pour se diriger vers l’entrepôt. Ils atteignent le parking des employés. « Il y avait des personnes âgées, c’était compliqué pour elles de se presser, raconte André. J’ai enjambé le grillage de 1,50 mètre. Dans l’atelier Peugeot, les ouvriers ne comprenaient pas. J’ai foncé sur le directeur, je l’ai attrapé par le bras. Alors ils nous ont aidés à couper le grillage et à sortir tout le monde. »

Julie ne sait pas où se cacher

À l’intérieur, le piège s’est refermé. Certains trouvent refuge dans les chambres frigorifiques. Mais Julie ne sait pas où se cacher. Samia, la directrice du magasin, a prévenu son mari, le maire de Trèbes Eric Ménassi, et la gendarmerie. En moins de quinze minutes, le peloton de surveillance et d’intervention est sur zone en même temps que le groupement de l’Aude, dont le lieutenant-colonel Arnaud Beltrame est le numéro trois. Le GIGN de Toulouse a aussi été averti, mais Beltrame n’attend pas. Il entame aussitôt le dialogue avec l’assaillant, qui parle des bombardements en Syrie, demande la libération de Salah Abdeslam et un chargeur de plus. C’est alors que Beltrame a cette idée : obtenir la libération de Julie en se portant prisonnier volontaire.

Beltrame est un officier brillant, un meneur d’hommes. À l’Ecole militaire interarmes de Coëtquidan, où il est sorti major de sa promotion, sa photo trône encore dans les couloirs, comme un modèle pour les nouvelles générations. Il est d’abord passé par la gendarmerie mobile de Versailles, puis il a réussi les épreuves de sélection de l’escadron parachutiste d’intervention de la Gendarmerie nationale. Il est parti en opérations extérieures en Jordanie, au Brésil, en Irak. À Bagdad, en 2005, il a mené une opération pour récupérer une ressortissante française menacée par un groupe terroriste. Déjà. Son professionnalisme lui a même valu la croix de la Valeur militaire. Ce ne sera pas sa seule récompense. En 2006, il est affecté à la sécurisation de l’Elysée puis, de 2010 à 2014, il est muté dans la Manche. Là, à Avranches, il retrouve l’ambiance de ses vacances d’enfant à Trédion, en Bretagne, où sa mère Nicole vit toujours. Il est déjà à la tête d’une compagnie de gendarmerie : 155 hommes sont placés sous ses ordres. Mais en dehors des heures de service, il n’a rien d’un militaire austère. Pour ses 40 ans, il organise une grande fête, avec chapiteau et jeux de société, dans son jardin.

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Les maires d’Avranches ne l’ont pas oublié. D’abord Guénhaël Huet, avec qui il noue une amitié profonde. « Arnaud a beaucoup apprécié sa mission dans la région. Ici, il pouvait courir tous les jours dans les bois. Marcher, il adorait ça. Il disait souvent : ‘Quand je marche, je réfléchis.’ » Il avait d’ailleurs accompli le tour de Bretagne, le « Tro Breiz », qui relie les villes des sept saints fondateurs de Bretagne. « Il avait une foi chrétienne très forte mais sans ostentation », ajoute l’ancien édile. David Nicolas, le maire actuel, renchérit : « Il appréciait d’être à proximité du Mont-Saint-Michel, parce qu’il portait une dévotion particulière au saint patron des parachutistes. » Pourtant, sa famille est peu pratiquante, et il a attendu l’âge de 33 ans pour découvrir la religion de son baptême. Mais, depuis, il se retire régulièrement à l’abbaye de Timadeuc, pour faire le point sur lui-même.

Arnaud Beltrame prend la place de Julie. La situation va durer près de trois heures

L’escapade normande se termine en 2014 quand il est muté à Paris au ministère de l’Ecologie. Est-ce l’occasion pour lui de passer un nouveau diplôme, un MBA en intelligence économique à l’ISC ? Il accompagne son époque et ses soubresauts. « Il avait à cœur d’apprendre de nouvelles choses sur la protection des données sur Internet », raconte Christine, une ancienne élève. Il a déjà atteint la quarantaine lorsqu’il rencontre la blonde Marielle, en 2015. Elle est vétérinaire. Catholique, elle aussi, les fiançailles auront lieu à Pâques 2016, toujours à l’abbaye de Timadeuc, chère au cœur de l’officier. Le 27 août de la même année, ils se marient civilement. Chose rare, les trois frères Beltrame, Cédric, Damien et Arnaud, sont réunis pour les photos. Marielle est vêtue d’une longue robe blanche aux bras dénudés ; Arnaud n’est pas en uniforme, il a choisi un simple costume. L’année suivante, il est nommé officier adjoint au commandant du groupement de gendarmerie de l’Aude. Il prend ses fonctions le 1er août 2017. Les jeunes mariés se sont installés dans le petit village de Ferrals-les-Corbières. Le 16 décembre, ils demandent au père Jean-Baptiste de bénir leur maison. Arnaud a rencontré le chanoine lors d’une visite de l’abbaye de Lagrasse. Le couple l’a d’ailleurs choisi pour célébrer son mariage religieux, prévu à Vannes le 9 juin. Ils ne se préparent pas à ce sacrement à la légère. « La très belle déclaration d’intention d’Arnaud m’est parvenue quatre jours avant la prise d’otages », confiera le chanoine.

Il me semble que seule sa foi peut expliquer la folie de ce sacrifice qui fait aujourd’hui l’admiration de tous.

Ce vendredi, vers 11 h 30, Arnaud Beltrame prend sa décision. Il s’avance vers le terroriste, doucement, à l’entrée puis dans l’allée centrale, les bras levés. Très simplement, comme s’il se débarrassait d’un objet gênant, il pose son téléphone allumé sur une caisse. Et il prend la place de Julie face au 7.65. La situation va durer près de trois heures. Qu’ont-ils pu se dire ? Le GIGN attend dehors, avec la mère et la sœur de Lakdim. Lorsque les nouveaux coups de feu retentissent, il est 14 h 20. La prise d’otages bascule. Le GIGN décide d’intervenir. Arnaud Beltrame a été blessé par balles. Il a surtout reçu un coup de couteau fatal à la gorge. Marielle et le père Jean-Baptiste se précipitent à l’hôpital de Carcassonne. « J’ai pu lui donner le sacrement des malades et la bénédiction apostolique à l’article de la mort. Marielle alternait ces belles formules liturgiques. Nous étions le vendredi de la Passion », raconte le religieux dans une lettre publiée samedi. Arnaud s’est éteint à l’aube. « Il me semble que seule sa foi peut expliquer la folie de ce sacrifice qui fait aujourd’hui l’admiration de tous », analyse l’homme d’église.

Dimanche, deux jours après l’attentat, ils étaient nombreux à assister à la messe des Rameaux à Trèbes. Les salariés du Super U debout, au fond, près de la sortie. Au premier rang, la femme et les filles de Christian, le boucher si sympa. « Ça aurait pu être moi à la place de Julie, c’est juste une histoire de planning », lance une des filles. La dernière otage de Radouane Lakdim n’a pas trouvé la force de venir. « Elle ne pourra plus mettre les pieds dans le magasin », lâche une employée aux yeux gonflés.

Ce lundi matin, Julie a retrouvé ses anciens camarades sur le parking du Super U. Elle est juste venue récupérer son sac à main et ses effets personnels. Des fleurs avaient été déposées. Elle s’est assise longuement devant les baies vitrées, en observant l’intérieur. Ses mains se perdaient dans ses longs cheveux frisés. Elle semblait revoir un film visible d’elle seule. Impossible à partager. Le regard fixe, dans le vide. Les autres s’étreignaient ; elle est restée seule, avec une cigarette, comme obsédée par ces quelques mots, simples, et qui la hantent : « Il s’est fait tuer pour que, moi, je vive. »

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