Cancer : Leur flair sauve des vies

Le chien est non seulement le meilleur ami de l'homme, mais aussi son sauveur potentiel | © Pexels @ Pixabay
Ce sont des chiens surdoués : non seulement leur odorat est quarante fois plus puissant que celui de l’homme, mais certains savent l’utiliser pour dépister des cancers du sein, de la prostate, de la thyroïde, d’autres peut-être encore. Et cela avant même que la pathologie apparaisse sur une radiographie. Nos reporters se sont rendus dans les élevages où l’on dresse ces merveilleux animaux. Une piste peu onéreuse, efficace à 100 % et qui progresse.
Dans cet élevage de chiens de la campagne vallonnée près de Reims, Nykios tire sur sa laisse. Le malinois de 2 ans jappe, saute, impatient de jouer. Un jeu un peu particulier, auquel il s’adonne depuis six mois : rechercher une odeur de cancer du sein. A l’intérieur du bâtiment, quatre cônes en laiton sont fixés au mur. Derrière chacun, un bocal ouvert contenant une compresse épaisse que des femmes volontaires ont gardée posée sur leur sein toute une nuit, après s’être lavées avec un savon sans parfum. Une seule de ces compresses recèle l’odeur spécifique de la sueur que dégage une tumeur précoce, préalablement dépistée à la mammographie, indétectable par un nez humain. Les trois autres sont juste imbibées du parfum naturel du corps. Le défi qui attend Nykios est de trouver, en quelques secondes, celle qui dégage l’odeur du cancer, en s’allongeant devant le cône. Ce dépistage transcutané, une première mondiale, est ensuite récompensé par des croquettes. « Un chien ne travaille que pour lui, jamais pour faire plaisir au maître », précise Didier, son éducateur.
Avant chaque expérience, une trentaine par jour, Didier entre sur un ordinateur portable les numéros des bocaux à tester. En rouge, il note celui qui renferme l’odeur de la tumeur, en noir, les trois bocaux sains. L’Institut Curie, à Paris, à la pointe de la prise en charge des cancers du sein, en envoie par dizaines. Puis Didier croisera les données avec le test du chien. L’essai suivant peut commencer. Il maintient Nykios fermement en laisse, le fait s’asseoir sur un tapis placé à l’entrée du bâtiment, dans le prolongement des cônes. C’est la première phase de dressage, celle de la mémorisation des odeurs : « Le tapis est très important, c’est le conditionnement de départ. Je caresse son cou et je lui dis doucement : “Tu cherches.” Je recule d’un pas et je le détache. Pendant qu’il ne me regarde pas, je place ma main droite sur le cliqueur accroché à mon uniforme, que j’actionnerai quand il aura trouvé le bon bocal. Je me tiens droit et je ne bouge plus. S’il revient vers moi et me regarde, je fixe le vide car je ne veux pas qu’il vienne chercher une information. Une fois qu’il a trouvé l’odeur de la tumeur, je clique et il revient vers moi. La récompense est toujours dans la poche gauche vers laquelle il se dirige spontanément. J’ai installé ce rituel et il fonctionne bien. Parfois, je le pousse à faire deux passages, pour vérifier qu’il ne s’est pas trompé. » Ce qui n’arrive jamais. Comme tous les autres, en effet, l’essai est couronné de succès : Nykios obtient systématiquement 100 % de résultats fiables.
Ce n’est pas encore le cas de Milou, jeune springer noir et blanc, un chien de chasse au flair très puissant, en cours de dressage. Chaque chien est formé entre ses 14 et ses 18 mois ; l’apprentissage dure entre trois et six mois, et le chien pourra travailler avec précision jusqu’à l’âge de 9 ans. « Comme Nykios, Milou teste à l’aveugle une trentaine d’échantillons par jour. Il apprend très vite car il est issu d’une famille de chiens de détection », explique Didier, pas mécontent d’en avoir deux à dresser vu l’ampleur du travail.
Simple et peu coûteuse, cette méthode serait une alternative à la mammographie, qui reste le seul moyen de dépistage
En France, 54 000 femmes par an sont atteintes d’un cancer du sein. Une sur huit sera un jour concernée. Pour une détection plus rapide et efficace, c’est Isabelle Fromentin, 46 ans, infirmière spécialisée dans les plaies et cicatrisations à l’Institut Curie et docteur en sciences et ingénierie, qui a imaginé cette nouvelle méthode. Simple et peu coûteuse, elle serait une alternative à la mammographie, qui reste le seul moyen de dépistage. Bien sûr, ce n’est qu’une première indication. Si le test du chien est positif, il faudra quand même le confirmer avec une mammographie et une biopsie. Mais ce mode de détection permettrait d’ores et déjà de poser un diagnostic, d’offrir un meilleur choix de traitement et de favoriser les chances de guérison, comme le souligne Aurélie Thuleau, ingénieure en biochimie et accompagnatrice du projet.
Des chimistes, des biologistes, des médecins et des soignants enthousiastes aident Isabelle Fromentin dans ses recherches sur la détection olfactive. Après cette phase de test avec les chiens, appelée « preuve de concept », l’infirmière souhaite entamer l’étude clinique de ce dépistage précoce, peu contraignant et indolore, pour des femmes qui ne veulent pas se soumettre aux rayons X, pour les handicapées moteurs ou pour celles des pays émergents qui n’y ont pas accès. Une démarche solidaire que la scientifique revendique avec conviction et qu’elle aimerait élargir au dépistage du cancer des ovaires, encore très invasif.
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L’odeur des plaies tumorales a été le point de départ de ma recherche
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En blouse blanche, calée dans le fauteuil de son minuscule bureau de l’Institut Curie, Isabelle Fromentin explique sa démarche de sa voix grave : « Ici, je soigne des plaies tumorales qui apparaissent quand un cancer se développe à l’extérieur du corps. L’un des symptômes le plus gênant pour les patients est leur odeur. Particulièrement répulsive, elle les isole des autres. Cette odeur a été le point de départ de ma thèse, terminée en 2012, car je souhaitais développer pour les patients de nouvelles solutions afin de leur offrir un plus grand confort psychologique. Aidée par des chercheurs de l’Ecole supérieure de physique et de chimie industrielles de la ville de Paris, j’ai alors analysé ces molécules recueillies sur des pansements posés sur les plaies. J’ai pu relier la plupart des odeurs à des bactéries et au métabolisme de l’individu, mais je ne savais pas quoi faire d’un troisième groupe de composés organiques volatils (COV). Dans un article scientifique, j’ai alors découvert qu’une équipe israélienne avait émis l’hypothèse que ces COV étaient des biomarqueurs du cancer ».
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Entre-temps, Isabelle a fait breveter un nouveau pansement contre les odeurs. Elle reçoit alors un mail : un cynophile qui dresse des chiens pour détecter armes, drogues et explosifs est en quête de médecins intéressés par leur aptitude à repérer des maladies. Accompagnée de cliniciens et de chimistes, Isabelle rencontre alors Jacky Experton, un ancien militaire, pionnier des techniques cynophiles, qui vit dans le Limousin, à Magnac-Laval. « Nous nous sommes mis d’accord pour coupler nos méthodes dans un projet de recherche. Ma formation initiale, c’est la chimie analytique, car, au départ, je voulais créer un nez électronique. Mais il existait ailleurs des études déjà bien avancées. Et nous étions plus intéressés par le transcutané, moins fastidieux à mettre au point. Nous savions que, par le passé, le flair était déjà utilisé avec succès par la Stasi pour rechercher des opposants au régime soviétique ».
Ce n’est toutefois qu’en 1989 que cette idée a fait son chemin dans le monde scientifique. Une première publication dans The Lancet, la revue médicale britannique, évoque l’histoire d’une patiente dont le chien s’agitait étrangement dès qu’il passait près de son mélanome à la jambe. Quand elle se l’est fait enlever, le chien a aussitôt cessé de renifler cet endroit. Depuis, une quinzaine de publications ont démontré la formidable finesse du flair canin dans la détection de certains cancers, notamment à travers les urines pour ceux de la prostate et de la thyroïde. Seuls les plus sceptiques évoquent les limites du chien : son dressage prend du temps et son régime alimentaire doit être suivi. S’il mange trop d’acides gras et ne boit pas assez d’eau, son acuité olfactive peut baisser. Des détails.
En avril 2016, le maître-chien et l’équipe d’Isabelle décident donc de se lancer dans l’aventure et créent le comité Kdog. Il leur faut collecter de l’argent pour l’achat d’un malinois et d’un springer – des chiens rudes, proches du loup, concentrés et performants –, pour leur dressage et pour l’acheminement des échantillons dans le Limousin, car aucune patiente n’entre en contact avec les chiens. Grâce à une plateforme de financement participatif relayée par les familles des patientes, ils récoltent 100 000 euros. Très vite, les résultats du dressage confirment qu’avec ses 200 millions de cellules olfactives, la truffe du chien, quarante fois supérieure au nez humain, reconnaît l’odeur du cancer.
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Il s’agit d’une étude sérieuse, un très beau travail scientifique qui a suscité l’enthousiasme
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Certes, à l’heure des nouvelles technologies, des nanosciences et peut-être un jour des premières applications pour le Smartphone qui permettront de détecter son cancer chez soi, travailler artisanalement avec un chien dénote. Mais Isabelle Fromentin balaie les critiques. D’autant que l’Académie nationale de médecine s’intéresse de près à ses premiers résultats divulgués en février 2017. Le Pr Richard Villet, qui dirige la commission de cancérologie de l’Académie, l’a même félicitée : « Il s’agit d’une étude sérieuse, un très beau travail scientifique qui a suscité l’enthousiasme », a déclaré le ponte.
Une reconnaissance qui va permettre de lancer dès le début de l’été 2018 l’étude clinique. Elle s’appuiera tout d’abord sur quatre chiens et 400 femmes, et sera en partie financée par le programme hospitalier de recherche clinique. Il faut maintenant trouver 600 000 euros. La société de sécurité Seris, qui emploie des maîtres-chiens, est déjà partenaire du projet pour deux ans. Un mécénat bienvenu de 340 000 euros. « Mais on cherche encore 300 000 euros, car toute étude scientifique coûte cher », ajoute Isabelle Fromentin. Kdog s’est aussi associé avec l’Ecole nationale vétérinaire de Maisons-Alfort, avec le Muséum national d’histoire naturelle et ses vétérinaires chercheurs pour travailler sur la sélection des chiens, avec l’Institut de recherche criminelle de la Gendarmerie nationale, pour la performance analytique de leurs machines, et enfin avec une ONG pour un futur développement humanitaire.
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Si les résultats de l’étude sont probants, à terme les compresses pourraient être envoyées par la poste, comme cela se pratique déjà avec le frottis cervical. « Nous mettrons nos expériences à disposition du gouvernement. Nous n’en ferons pas nous-mêmes un business. Mais mon vœu le plus cher est que notre méthode de dépistage, si elle fonctionne, soit diffusée aux quatre coins du monde », espère l’infirmière. Quand le talent scientifique a du cœur.