Arnaud Beltrame : Le destin brisé d’un héros

« Gendarme, ça collait bien à sa personnalité, sauver des gens. Mais il voulait aussi une vie d’exigence, être parmi les meilleurs. » | © Pierre Teyssot/MAXPPP
Croyant fervent et militaire dévoué, le colonel de gendarmerie Arnaud Beltrame a bouleversé la France. Un livre révèle toute la complexité de ce héros.
D’après un article Paris Match France de Jacques Duplessy et Benoît Leprince
Le visage figé, Marielle se tient en haut des marches de l’escalier extérieur de la villa au toit de tuiles rondes. Avec Arnaud Beltrame, elle avait fait l’acquisition de cette habitation entourée d’arbres, sur les hauteurs de Ferrals-les-Corbières. Le couple avait choisi de s’installer dans ce petit village à mi-chemin entre Carcassonne, siège du groupement de gendarmerie de l’Aude, et le zoo où travaille la jeune femme comme vétérinaire.
Lire aussi > Arnaud Beltrame : Face au terrorisme, le sacrifice d’un gendarme
Elle reçoit dans la cuisine, une vaste pièce au mobilier moderne avec une grande baie vitrée qui donne sur les collines alentour. Très digne malgré la fatigue qui marque son visage, Marielle s’exprime d’une voix douce, avec des phrases courtes, posées, entrecoupées de longs silences. Il est 10 heures du matin, mais la maison reste plongée dans la pénombre. De cette demeure qui devait abriter leur amour et l’espérance de leurs enfants à venir, de cette demeure désormais trop grande émane un sentiment d’abandon et de tristesse infinie.
Lire aussi > Hommage : « Le nom d’Arnaud Beltrame est devenu celui de l’héroïsme français »
D’Arnaud, elle ne veut évoquer que sa foi et sa vocation de gendarme. Elle esquive les questions personnelles et ne souhaite pas montrer l’oratoire qu’ils avaient érigé au cœur de leur foyer pour abriter la ferveur de leur engagement chrétien. Comme si son destin était désormais d’entretenir la flamme du souvenir du héros disparu. Sur leur relation, Marielle a ces simples mots : « Il avait un côté très protecteur, chevalier servant, avec moi. »
Arnaud Beltrame se rêve dès son plus jeune âge en militaire. Marqué par la figure de Georges, son grand-père parachutiste, le petit garçon n’aime jouer qu’à la guerre ou aux cow-boys et aux Indiens. La forêt qui borde la maison de Chalo-Saint-Mars, dans l’Essonne, est le terrain d’aventures palpitantes. « Il avait une collection de pistolets en plastique impressionnante. Et quand je lui offrais autre chose que des armes ou des petits soldats, il n’était pas content. J’ai essayé de lui acheter des petites voitures en me disant que les soldats, ça lui passerait. Raté », sourit Nicolle, sa mère. Avec ses deux frères, il s’en donne à cœur joie. « On avait un cheval, des chiens, des chats, une brebis. Notre mère disait qu’à l’époque on était un peu sauvages », raconte son petit frère Cédric. « On menait des opérations commandos dans les bois, se souvient Damien, le benjamin. Dans les jeux, il était toujours à fond. Avec lui, je me sentais enrôlé, emporté au front. »
Gendarme, ça collait bien à sa personnalité, sauver des gens. Mais il voulait aussi une vie d’exigence, être parmi les meilleurs, témoigne le colonel Le Jariel.
Dans une lettre à la mère du disparu, Hombeline, une amie de CM2, raconte : « Un jour, la maîtresse nous avait demandé ce qu’on voulait faire plus tard. Il avait répondu qu’il voulait devenir gendarme. Je m’étais offusquée, je ne pouvais l’imaginer avec une arme. Et lui a dû m’expliquer que ce qu’il voulait, c’était défendre les autres. Et dans sa façon de me l’expliquer, j’avais compris que ma réaction l’avait blessé. » La détermination, voilà une des clés de la personnalité d’Arnaud. Une de ses forces aussi. Après le bac en 1991, il intègre le lycée militaire de Saint-Cyr-l’Ecole, près de Versailles. Malgré ses efforts, il échoue dans toutes ses tentatives. Mais face à l’échec – et ce sera chez lui une constante –, il ne se laisse pas abattre et s’engage : élève officier de réserve à l’Ecole de l’artillerie, puis aspirant au 35e régiment d’artillerie parachutiste, à Tarbes. Brevet de para en poche, il rejoint ensuite le 8e régiment d’artillerie de Commercy avec le grade de sous-lieutenant, en août 1997.

À cette époque, il rencontre celui qui sera son ami le plus proche, Tom. « Arnaud préparait l’Ecole militaire interarmes [EMIA], j’arrivais des forces spéciales où j’avais passé vingt-deux ans. Il est venu me titiller pour former une équipe d’observation dans la profondeur (EOP), des gars capables de s’enterrer au plus près de l’ennemi pour recueillir du renseignement et guider les tirs d’artillerie. On a bossé un an ensemble et notre groupe a fini premier lors d’une évaluation nationale. Nous sommes devenus les meilleurs potes du monde. » Beltrame intègre l’EMIA, l’autre école d’officiers de Saint-Cyr. Il terminera major de sa promo. Le colonel Edouard Le Jariel des Chatelets, qui commande aujourd’hui l’EMIA, était avec lui. « Il était débordant d’énergie. Un jour, à ses copains de chambrée, il lance : ‘Hé ! les copains, nous sommes les derniers chevaliers !’ Il avait un vrai charisme. Quand la promo a traversé des moments difficiles, il a pris la parole pour ressouder le groupe. »
L’autre, le camarade, le prochain, c’est la grande affaire de la vie d’Arnaud. Les compagnons d’armes comme les amis, il les fait passer avant tout. « Avec Arnaud, explique Tom, tout le monde avait le droit d’être là. Il ne raisonnait pas en fonction des classes sociales ; lui avait choisi de devenir le meilleur. Mais dans sa vie personnelle, il réunissait sans distinction. Il croyait en l’homme. »
À la sortie de l’école, il choisit, comme une évidence, la gendarmerie. « Gendarme, ça collait bien à sa personnalité, sauver des gens. Mais il voulait aussi une vie d’exigence, être parmi les meilleurs », témoigne le colonel Le Jariel. Soldat d’élite, il entre au GIGN et enchaîne sur une formation impitoyable : 250 candidats au départ dont 24 officiers, 7 à l’arrivée. Parmi eux, Arnaud Beltrame, qui intègre l’escadron parachutiste d’intervention de la gendarmerie nationale (EPIGN, une des composantes du GIGN de l’époque). Mais son côté idéaliste lui joue des tours et son unique mission en Irak ne se passe pas très bien. S’il exfiltre avec succès une Française menacée d’enlèvement par Al-Qaïda, la mayonnaise ne prend pas avec son équipe. « Trop imprévisible et trop tendre pour une unité comme la nôtre, estime un gendarme du GIGN toujours en service, il était comme un chevalier, difficile à canaliser. » Il doit quitter l’unité au bout de dix-huit mois seulement. À son habitude, il rebondit et entre dans la Garde républicaine, chargée de la protection de l’Elysée.
Sa quête intérieure est indissociable de son attention aux autres
Peu croyant, Arnaud Beltrame fréquente pourtant les moines de l’abbaye bretonne de Timadeuc depuis 2002. La redécouverte de sa foi en Dieu marque alors sa vie. En 2009, il fait sa première communion et sa confirmation dans la paroisse de Rueil-Malmaison. Paradoxe : l’année précédente, Arnaud Beltrame a été initié à la franc-maçonnerie au sein de la Grande Loge de France et participe avec régularité aux travaux de la loge Jérôme-Bonaparte à Rueil-Malmaison. Cette double appartenance, en théorie interdite par l’Eglise, décrit bien sa soif de spiritualité. Il s’intéresse aussi au druidisme, aux rituels forestiers, au celtisme, mais aussi au magnétisme.

Sa quête intérieure est indissociable de son attention aux autres. Ceux qui ont été sous ses ordres décrivent autant son souci d’exigence que sa générosité, sa sollicitude à l’égard de ses subordonnés, l’importance qu’il accorde à sa famille. Avec ses frères, sportifs comme lui, il randonne en Corse ou autour du Mont-Blanc. Avec son père, il fera une partie du chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle. Grand marcheur et grand voyageur, il visite Malte, Madère, Porto, le Brésil ou encore Singapour pour le mariage de son frère Cédric. C’est aussi un passionné d’histoire : les Celtes, les chevaliers de Malte, les Templiers, Napoléon, la Seconde Guerre mondiale.
Alors qu’il va passer à l’action contre le terroriste, son dernier appel téléphonique est pour Marielle, qu’il devait épouser le 9 juin
Fin 2014, le nouveau conseiller auprès du secrétaire général du ministère de l’Ecologie s’interroge sur son avenir. Il a rompu avec sa compagne Maria, une jeune femme russe avec laquelle il a vécu pendant six ans. Son ambition de devenir un jour général vient d’être brisée par un troisième échec à l’Ecole de guerre. L’année 2015 ravive tous ses espoirs avec l’obtention haut la main d’un MBA d’intelligence économique et, surtout, une rencontre qui va changer sa vie. Dave Nizet, un ami qu’il a connu à Avranches, sa précédente affectation, se souvient : « Très vite, il m’a envoyé un texto pour me dire : ‘Ça y est, j’ai rencontré la femme de ma vie !’ » Inscrit sur un site Internet de rencontres chrétien, Arnaud Beltrame vient de faire la connaissance de Marielle Vandenbunder, une jeune femme vétérinaire qui habite dans l’Aude. Dix mois plus tard, ils se marient civilement. Pour qu’elle conserve son travail à la réserve africaine de Sijean, il demande une mutation dans le Sud. Ce sera Carcassonne, où il arrive le 1er août 2017. Tous deux ont le désir d’un mariage chrétien.
En ce mois de janvier 2018, tout semble sourire à Arnaud Beltrame. Divorcé d’un premier mariage avec Anne-Gaëlle, une amie d’enfance, il vient d’en obtenir l’annulation par l’Eglise. Son mariage religieux avec Marielle est prévu le 9 juin. De nouvelles dispositions lui permettent de présenter à nouveau l’Ecole de guerre, grâce à son MBA, dans une configuration allégée. Ce 23 mars, jour de mort et de deuil à Trèbes et Carcassonne, alors qu’il va passer à l’action contre le terroriste, son dernier appel téléphonique est pour Marielle. Elle ne pourra pas répondre et Arnaud ne laissera pas de message. Il y a eu un long silence dans la cuisine de la trop grande maison de Ferrals-les-Corbières. Puis Marielle reprend la parole pour évoquer la décision d’Arnaud de remplacer Julie, la caissière de supermarché otage du terroriste. Sa voix est toujours aussi douce et posée. Elle est surtout empreinte d’une grande conviction : « Ça aurait été se renier lui-même que de ne pas y aller. »
