Bart Morlion, spécialiste européen de la douleur : « La culture de l’ordonnance est différente en Flandre et en Wallonie »

Bart Morlion, président de la Fédération européenne de la douleur. | © Ronald Dersin
Le Belge Bart Morlion préside la Fédération européenne de la douleur. Ce médecin flamand, spécialiste des addictions aux anti-douleurs, nous parle des nouveaux maux, tord le cou à quelques clichés et évoque la crise des opiacés qui frappe les États-Unis de plein fouet. Il parle dans la foulée de la culture de l’ordonnance, qui diffère, selon lui, en Flandre et en Wallonie. Plus largement, il faudrait, estime-t-il, que davantage de praticiens soient formés à la douleur. Celle-ci est un sixième sens qui a une fonction. No pain, no gain ? Oui et non. Tenir compte d’une douleur, de ces indications est utile. Mais on sait aujourd’hui que souffrir n’est pas un passage obligé vers le paradis.
Lorsque nous le contactons la première fois, Bart Morlion revient d’un congrès à Singapour et se prépare à un autre périple. C’est un ponte dans son domaine, un homme pressé donc mais qui fait preuve d’une patience massive lorsqu’il s’agit de partager son savoir. Le médecin qui apparaît dans « Topdokters », sur la chaîne Vier, a une expertise et un sens du contact inégalés. Il a, comme on dit, la passion du patient. Il parle de la douleur comme d’une expérience émotionnelle, avec cette subjectivité qui la rend « in-mesurable », ou presque et met volontiers en lumière ces douleurs chroniques qui touchent 25 % des Belges, moins « médiatiques » que celles liées au cancer. Or on sait aujourd’hui, dit-il, qu’elles représentent une perturbation du système nerveux.
Nommé il y a quelques mois à la tête de la Fédération européenne de la douleur, il dirige le centre de la douleur de l’hôpital universitaire de Louvain et enseigne à la KU Leuven, où il a étudié la médecine avant de se spécialiser dans l’anesthésie, les soins intensifs et la gestion de la douleur à la Ruhr-Universität-Bochum en Allemagne.
Adepte et pratiquant de la gastronomie anti-douleur et de la médecine préventive, il regrette le libéralisme du système belge qui permet indirectement de se lancer, tête baissée parfois, dans des interventions inutiles. Quoi qu’en disent certains chirurgiens, la plupart des maux chroniques ne se résolvent pas par une opération, martèle-t-il. Et sur la distribution des antidouleurs, les pays ne sont pas égaux, loin s’en faut. Nous évoquons la fameuse crise des opiacés qui sévit pour l’instant aux États-Unis. Des panneaux lumineux géants alertent le grand public. Les morts par overdose s’y sont multipliées, la responsabilité des firmes pharmaceutiques qui mènent des campagnes agressives depuis longtemps et ont parfois minimisé les risques de dépendance est en cause. Les cliniques anti-douleur constituent un vrai business en Amérique du Nord. L’épidémie des opioïdes est un challenge prioritaire pour l’administration américaine. Depuis 2015, les médicaments incriminés y seraient plus strictement encadrés mais il aura fallu vingt ans, soulignent les experts, pour que l’Amérique s’attaque de front à ce tsunami.

Quelle est la définition de la douleur ?
Professeur Bart Morlion. En bref, c’est tout ce qui fait mal. Nous présentons aujourd’hui la douleur comme une manifestation sensorielle, un sixième sens qui traduirait quelque chose de déplaisant au point de vue sensoriel et émotionnel. Selon la définition officielle de l’Association internationale pour l’étude de la douleur (IASP), c’est « une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable, associée à une lésion tissulaire réelle ou potentielle, ou décrite dans ces termes ».
On dit aujourd’hui que la douleur est davantage qu’une réaction, vous la décrivez comme un sixième sens.
C’est en effet un sixième sens et non la simple conséquence d’une maladie. Je suis d’accord avec ce principe. Mais tous mes collègues ne sont pas du même avis. Certains neurophysiologistes ne reconnaissent pas la douleur comme étant une perception individuelle, séparée des autres sens. D’autres systèmes sensoriels traduisent aussi la douleur.
Vous dites que trop peu de médecins s’intéressent à la douleur, et que davantage de praticiens devraient y être formés.
Tous les médecins devraient être concernés. Une formation comme celle que j’ai suivie en tant que spécialiste est rare, elle est considérée comme pointue alors qu’apprendre à gérer la douleur devrait être enseigné à tous. Tout le monde est concerné par la douleur. Tous les confrères des professions soignantes devraient l’aborder aussi. Il faut vraiment améliorer l’éducation sur la douleur car il y en a trop et elle ne peut être gérée seulement par une poignée de spécialistes.
Vous rappelez notamment qu’un Belge sur quatre souffre de douleurs chroniques. Pourquoi la douleur n’intéresse-t-elle pas davantage les médecins, est-ce par manque de temps, parce que la spécialisation n’est pas suffisamment prestigieuse ou parce que c’est moins stimulant que l’aspect curatif proprement dit ?
En Belgique, on estime que 23 % d’adultes souffrent de douleur chronique. C’est le résultat de deux études réalisées il y a cinq et dix ans. On en arrive à un même pourcentage.
Quand j’ai démarré dans cette profession, il y avait encore des patients de 70 ans qui ne demandaient pas d’antidouleur dans un esprit « j’achète le paradis » – la souffrance serait nécessaire pour atteindre le bonheur dans l’au-delà. Aujourd’hui, les patients connaissent leurs droits et savent qu’ils ont tous droit à une prise en charge de la douleur. Pendant des années en médecine, on a été formés dans un paradigme curatif – on a toujours cherché à guérir. Le problème avec les douleurs chroniques, c’est qu’elles sont considérées comme un symptôme et pas juste en tant que telles. Alors qu’on sait aujourd’hui qu’elles représentent une vraie perturbation du système nerveux dans la moelle et le cerveau.
Vous évoquiez le fait de devoir mériter son paradis. La morale judéo-chrétienne joue-t-elle encore un rôle dans le traitement ou non de la douleur ?
Oui mais ça diminue. Il y a des cultures où cet impact est encore prégnant – on a eu par exemple le cas de patients juifs qui refusaient la morphine en phase palliative et subissaient donc la douleur. Leur principe était de dire qu’il fallait être tout à fait « clair » avant d’apparaître à son créateur. Dans les religions chrétiennes, cette influence a beaucoup diminué. Je vois aussi beaucoup de patients musulmans qui cherchent de bonnes solutions.
Où se situent essentiellement les douleurs chroniques ?
Tandis que la majorité des douleurs chroniques sont liées aux troubles musculosquelettiques, il y a trois terrains essentiels où l’on perçoit une augmentation de ces douleurs. D’abord, on les reconnaît mieux. Premier terrain, le post-opératoire chronique. Chaque intervention chirurgicale à risque peut développer des douleurs chroniques et certaines de ces interventions ont plus de 50 % de chances d’en développer. C’est donc un vrai problème. Le deuxième terrain est lié au traitement du cancer. On obtient plus de guérisons, plus de personnes survivent au cancer et nombre de patients sont contents d’être stables voire guéris. Mais il endurent souvent des douleurs chroniques liées au cancer et au traitement oncologique. Chimiothérapie, radiothérapie peuvent induire des syndromes chroniques. En trois, on a des douleurs chroniques dispersées dans tous le corps. La fibromyalgie en est un exemple. Depuis quelques mois, on a désigné aussi, au niveau international, une autre catégorie de douleurs chroniques : les douleurs nociplastiques ou dysfonctionnelles. C’est un terme récent qui désigne les douleurs chroniques qui ne peuvent pas être liées à des lésions organiques dans le corps. Ça n’a rien à voir avec des accidents ou maladies mais on constate un problème d’hypersensibilisation dans la moelle ou le cerveau. Ça veut dire que des stimuli qui, normalement, ne sont pas douloureux comme toucher la peau peuvent le devenir de façon prononcée.
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Quelles sont les opérations qui sont le plus fréquemment sources de douleurs chroniques ?
De fait, chaque opération peut engendrer des douleurs chroniques. Par exemple les interventions thoraciques, durant lesquelles on va séparer les côtes. Plus de 50 % de ces patients opérés vont ressentir des douleurs chroniques après l’opération. Il y a d’autre part ces lombalgies qui ne présentent pas d’indications pour une opération, qui n’ont pas de problème de colonne vertébrale mais qui sont opérées quand même. Un grand nombre des patients qui souffrent de lombalgies voient les douleurs aggravées après une intervention. Il faut être très vigilant dans le cadre post-opératoire aigu car on sait que si on ne traite pas bien les patients, on augmente le risque qu’ils développent des douleurs chroniques. Il faut porter plus d’attention aux douleurs cancéreuses. Le traitement de la douleur fait partie de la prise en charge palliative entre autres. Par ailleurs dans les douleurs chroniques, on reconnaît le modèle bio-psychosocial plus que le modèle biomédical. En bref, pour aborder la thérapie de patients qui souffrent de douleurs chroniques, on doit tenir compte de leurs problèmes médicaux mais aussi de leur situation psychosociale ainsi que leur condition physique. On y ajoute même un programme cognitif, comportemental. Ça prend du temps et demande de nombreuses consultations.
On arrive donc à une médecine de prévention dans le domaine de la douleur aussi ?
Dans le cadre des activités européennes de notre fédération, je vais me concentrer sur la prévention primaire et secondaire (lorsque la maladie est déjà là, ou que les douleurs existent déjà). On essaie alors d’éviter que ça empire, que les douleurs aiguës deviennent chroniques. On y travaille depuis des années mais on parle encore trop peu de la prévention primaire : une attitude ciblée vers la santé peut éviter beaucoup de problèmes et de maladies modernes liées notamment à la sédentarité etc. On constate davantage de problèmes musculo-squelettaux. Et les budgets européens pour la santé se chiffrent en milliards d’euros dont 2 % seulement sont consacrés à la prévention primaire. C’est ridicule. Si les politiciens voulaient vraiment changer les choses, ils devraient lancer des projets de dix à vingt ans. Mais ils raisonnent toujours en termes électoraux, dans les trois ou quatre ans. Or dans une société, il faudrait normalement dépenser plus pour la prévention primaire et épargner après.
Un type d’alimentation peut-il influer sur la propension à la douleur ?
Une alimentation équilibrée est toujours utile. Des oméga 3 peuvent aider pour certains syndromes inflammatoires. Mais c’est davantage utile dans une vision globale des choses, dans le sens où les gens qui veillent à maintenir une alimentation équilibrée sont souvent les mêmes qui font de l’exercice. C’est un ensemble et on peut difficilement isoler ces éléments.
La viande par exemple peut-elle jouer un rôle ?
Non. On sait que la viande rouge peut accentuer le développement du cancer. Dès lors les patients qui arrêtent la viande rouge vont indirectement supprimer leur diabète par exemple et donc réduire des causes de douleur ou d’inconfort potentiels mais c’est donc indirect. Cela dit, on peut trouver, dans l’autre sens, des liens directs entre douleur et nourriture. Certaines épices ont des effets positifs sur la douleur, par exemple la menthe, le poivre du Chili, le chili fort, le piment, le curcuma, la cannelle… Je cuisine personnellement par hobby et je m’intéresse aux liens entre gastronomie et moyens de lutter contre la douleur. J’appellerais ça la gastronomie anti-nociceptive (La nociception désigne le processus sensoriel à l’origine du message nerveux qui provoque la douleur. NDLR). Mais ces tests s’adressent d’abord au monde scientifique car on a isolé les substances qui ont une action sur la douleur. Ce n’est pas encore accessible au grand public.
Il y a en Belgique trop de chirurgie lombaire. Pourquoi ? Parce qu’il y a énormément de chirurgiens et que, pour gagner leur vie, ils doivent opérer.
Le gouvernement belge soutient-il suffisamment le secteur ?
La prise en charge de la douleur on a très bien évolué ces dix dernières années et plus. On a un système structurel qui permet de supporter la pluridisciplinarité dans la prise en charge. Je reçois de nombreux médecins étrangers qui viennent régulièrement passer deux semaines ici pour nous observer. La Belgique est dans le peloton de tête avec quelques autres pays. Mais il y a un problème, c’est le choix du médecin, conséquence négative à mon sens de notre système libéral. Chaque Belge peut choisir ses spécialistes, on laisse beaucoup de liberté au patient dans ces choix. Ça peut créer de nouveaux problèmes. Par exemple, il y a en Belgique trop de chirurgie lombaire. Pourquoi ? Parce qu’il y a énormément de chirurgiens par exemple et que, pour gagner leur vie, ils doivent opérer. Parfois ils peuvent ainsi se lancer dans de grandes opérations pas toujours totalement justifiées et qui risquent dans certains cas d’hypothéquer la vie du patient dans le sens où celui-ci peut passer des années dans la douleur. Il faut avertir le grand public, lui dire : attention, pour la plupart des douleurs chroniques, il n’existe pas d’opération qui règle le problème de la douleur.
La politique de santé de Maggie De Block en particulier vous convient-elle ? Le fait d’inciter les malades à se remettre au travail par exemple…
En Belgique, pour les patients qui souffrent de douleurs chroniques, il faut un circuit adapté. Il faut prendre plus de temps et avoir le soutien de spécialistes. Cette démarche d’évaluation des moyens de participation sociale du patient dans la société qui est supportée par Maggie De Block me semble positive car il est bon de stimuler une participation volontaire du patient. En revanche, les projets qui visent à diminuer l’accessibilité de certaines techniques- la stimulation électronique (neuromodulation) par exemple – est néfaste. Dans ce domaine, nous sommes en retard par rapport à d’autres pays. Je suis convaincu que pour guérir, il faut une approche multimodale. Il faut combiner les techniques. Mais il faut se souvenir aussi que la douleur fait partie parfois de vous. Et qu’on ne peut pas faire de miracles.

La médecine chinoise reste-t-elle un modèle dans la prévention ?
Non, on retrouve ce souci de la prévention dans beaucoup d’autres sociétés et cultures. Mais il y a des inspirations. Dans les techniques comportementales, on utilise des méthodes qui viennent en partie du bouddhisme même si elles portent d’autres noms. Les choses bougent dans les sociétés occidentales. Il y a les body-mind techniques entre le corps et l’esprit, le tai chi, le yoga, la méditation, des moyens de relaxation et de méditation sont très bénéfiques pour les patients en souffrance. Ça donne une attitude de vie positive. Il y a quelques mois, un papier dans le British Medical Journal évoquait des études qui ont comparé kiné classique et tai chi. Elles ont démontré que les patients qui souffrent de fibromyalgie, qui ont des muscles douloureux partout, ont bénéficié davantage du tai chi que de la kiné. Mais pour porter ses fruits ça doit se pratiquer de façon très intensive.
Vous avez étudié en Allemagne notamment. Les Allemands sont-ils plus pointus que les Belges dans le domaine de la douleur ?
La douleur doit s’envisager dans un contexte psychosocial. Je travaille beaucoup aussi sur l’inclusion, dans le « process », des infirmières, les kinésithérapeutes etc. En Allemagne, le traitement peut contenir un accès à un spa pour six semaines par exemple. Les soins de support sont mieux incorporés dans un traitement. C’est une différence avec la Belgique.
Il y a beaucoup de co-addictions. Un patient qui a une addiction aux opiacés est aussi, la plupart du temps, accro au tabac, aux benzodiazépines, aux somnifères, à l’alcool…
Vous êtes spécialisé dans l’addiction aux anti-douleurs. Cette dépendance ne vient pas seule dites-vous.
Je traite des patients à l’hôpital qui ont un problème avec des opiacés et subissent un sevrage. On les accompagne dans ce sevrage. Il y a beaucoup de co-addictions. Un patient qui a une dépendance aux opiacés est aussi, la plupart du temps, accro au tabac, aux benzodiazépines, aux somnifères, à l’alcool…
Le somnifère n’est donc pas anodin.
Non. Le sevrage des somnifères est plus complexe et plus dangereux que le sevrage des anti-douleurs. C’est le cas en particulier des benzodiazépines, Loramet, Xanax, et, à l’époque, du Rohypnol qui n’existe plus.
La crise des opiaciés – équivalents de la morphine et de l’héroïne – fait rage aux États-Unis. Les morts par overdose auraient augmenté de 33 % là-bas. Pourquoi cette épidémie touche-t-elle moins l’Europe par exemple, est-ce lié à une réglementation plus laxiste dans la prescription de certains médicaments ?
Trump a lancé des actions pour diminuer la mortalité des surdoses des opiacés, c’est une crise qui est très spécifique aux États-Unis. La guerre des drogues dure depuis des années. Ils ont asséché les voies du Mexique et de Colombie. Il y a moins de cocaïne et d’héroïne, du moins ça devient plus difficile à trouver et les toxicomanes cherchent d’autres produits. Ils sont arrivés à une situation où tous les dépendants ne sont plus accros à l’héroïne mais aux antidouleurs de substitution comme la méthadone, etc. En Amérique, on appelle ça l’épidémie des opiacés. C’est très différent en Europe où les médecins doivent être prudents avec les ordonnances d’antidouleurs forts. Ils doivent être réservés aux patients qui ont des douleurs cancéreuses mais il faut être prudent avec les douleurs chroniques, non cancéreuses.
Notre Fédération a publié un papier il y a un an pour expliquer la situation en Europe car on risque d’avoir une hyper-régulation de la prescription et donc de retomber dans la situation des années 60 ou 70. En Belgique, la loi dit qu’il n’est pas permis d’entretenir une addiction. Il faut pouvoir évaluer sérieusement ses patients. Par exemple un généraliste qui donne un somnifère à un patient qui lui réclame ensuite deux ordonnances est censé refuser car il crée une addiction.
Parfois les patients pourraient bénéficier de la marijuana. Le produit disponible en Belgique est le Sativex, une formulation pharmaceutique à base du cannabis.
La légalisation du cannabis a-t-elle un impact indirect sur ces addictions ?
Il y a une différence entre la libéralisation pour usage récréationnel et la libéralisation dans un but médical. Parfois les patients pourraient bénéficier de la marijuana. Le produit disponible en Belgique est le Sativex, une formulation pharmaceutique à base du cannabis, qui est destinée aux patients qui souffrent de douleurs musculaires spastiques avec multiple sclérose. Ce sont des cas très spécifiques et dans ces cas, le médicament est remboursé. Pour tous les autres, il faut le payer soi-même est c’est très cher. Les préparations à base de cannabis brut
sont disponible en Allemagne et aux Pays-Bas depuis des années. On peut obtenir ce cannabis brut, comme herbe, sur ordonnance. Il est comparable à celui qu’on trouve dans les rues mais il est plus pur et contrôlé.
Êtes-vous favorable à cette légalisation ?
Il y a six ans, j’ai fait partie d’un groupe d’experts au sein du ministère de la Santé. À la demande de Laurette Onkelinx, on a travaillé sur un rapport qui était un concentré des avis des tous les experts de la douleur – dont les généralistes et les pharmacologues. L’avis global était favorable à l’adoption d’un système comme celui des Pays-Bas, c’était un consensus éclairé et bien informé qui recommandait un système plus libéral de l’usage du cannabis pour usage médical et non récréationnel. Mais le gouvernement n’a pas poursuivi le travail.
Vous parliez d’ordonnances. Les Américains ont – ou avaient – la réputation de pouvoir accéder plus facilement à certains médicaments. Est-ce toujours vrai ?
En Belgique et en Europe en général, on est plus sélectif pour la prescription d’opiacés. On ne le fait que si c’est une vraie nécessité. Il y a donc un problème de sélection, le seuil est trop bas pour les prescriptions. S’y ajoute ce problème des circuits officieux de médicaments. Les personnes qui étaient accro à la coke et à l’héroïne ont noté que les drogues officielles peuvent avoir le même effet et ont constaté qu’il était plus facile de se les procurer. Maintenant, ils ont mis des règlements en place pour corriger ça. Les États-Unis veulent exporter leur problème au niveau mondial. Cette crise des opiacés a eu une grosse couverture médiatique et le problème c’est qu’aujourd’hui, les Américains demandent à l’OMS d’adapter ses règles pour les prescriptions d’opiacés, ce qui n’est pas juste non plus globalement.
Il y a dans le monde un déséquilibre important quant à l’accès aux opiacés. Beaucoup de pays où les patients qui souffrent de douleurs cancéreuses aiguës et en ont vraiment besoin n’y ont pas accès. En Afrique notamment, et dans de nombreux pays asiatiques. C’est moins le cas en Europe – sauf en Europe de l’Est et aussi en Ukraine, au Kazakhstan où il n’y a pas d’accès normal aux médicaments. Dans d’autres pays, on est dans l’abus de ces substances.
Les pays méditerranéens comme l’Espagne et l’Italie font moins usage des opiacés que les pays du nord. En Belgique en revanche, l’usage des opiacés est plus important au sud qu’au nord du pays.
Ces différences de traitement sont-elles essentiellement liées aux facteurs économiques ?
Oui. Et à la culture aussi. Dans certains pays, ces médicaments restent dans une atmosphère d’illégalité. Les systèmes juridiques ne leur donnent pas de place. En Europe, on perçoit même des différences entre nord et le sud du continent. Les pays méditerranéens comme l’Espagne et l’Italie font moins usage des opiacés que les pays du nord. En Belgique en revanche, l’usage des opiacés est plus important au sud qu’au nord du pays. Soixante pour cent des ordonnances pour des opiacés sont prescrites à des patients francophones, quarante pour cent à des patients flamands. A l’inverse des proportions de la population belge qui se compose grosso modo de 40 % de francophones et 60 % de Flamands.
On est plus malade en Wallonie ?
Je n’ai pas analysé les facteurs responsables de cet état de fait. Il y sans doute une différence de culture de l’ordonnance. Je note chez mes patients francophones qu’ils exigent souvent des médicaments de leur médecin en cas de problème.
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Quid de la différence d’usage entre les pays méditerranéens et les autres. Serait-on moins résistant à la douleur au nord de l’Europe ?
Non, c’est plutôt culturel. Au sud, il y a davantage de médecins qui ne sont pas habitués à utiliser des antalgiques forts comme les opiacés.
Que dire de l’expression de la douleur selon les régions ?
Les Flamands et les Scandinaves sont plus stoïques dans leurs émotions, les pays méditerranéens, plus expressifs.
La génétique joue-t-elle un rôle dans la douleur ou dans son ressenti ?
La génétique joue un rôle dans de nombreux syndromes et maladies mais on constate, en étudiant les jumeaux, que les circonstances sociales et d’environnement vont avoir plus d’impact sur la variabilité de l’expression de ce matériel génétique. En d’autres termes, l’environnement va établir des mécanismes qui vont donc modifier l’expression de la génétique. La génétique joue un rôle à 25 % dans la douleur mais l’environnemental vaut pour 50 % des influences.
Peut-on mesurer la douleur ? Il n’existe pas de solution technique pour le faire, dites-vous.
La définition officielle associe la notion d’expérience émotionnelle. Or toute expérience émotionnelle est subjective. Pour évaluer l’intensité de la douleur, on utilise une échelle de 0 à 10 et on demande au patient de chiffrer le degré de sa douleur sur cette échelle. Les appareils qui mesurent la température du corps ne sont pas utiles. On peut en revanche utiliser des scanners très sophistiqués pour observer les réseaux du cerveau mais on manque toujours la dernière interprétation de la douleur. On peut aussi regarder le processus nerveux dans la moelle ou le cerveau. On peut localiser dans le cerveau le processus en cours dans les régions corticales pour localiser la douleur et évaluer son intensité. Les régions sous-corticales retiennent l’expérience émotionnelle, la mémoire de la douleur. On a ces éléments en mains mais ça ne signifie pas qu’un médecin dans une compagnie d’assurances peut mesurer objectivement la douleur. On a certes les examens techniques mais on manque de moyens objectifs pour mesurer le ressenti profond, la souffrance, l’expérience émotionnelle. Mais si on s’en réfère encore à la définition officielle, la douleur est subjective et on ne pourra jamais la mesurer objectivement.
Dans quelques années les patients pourraient porter de petits appareils qui feront de la modulation dans le cerveau pour supprimer la douleur.
Comment traitera-t-on la douleur à l’avenir ?
Des stimulations électroniques permettent de moduler l’expérience. Peut-être que dans quelques années les patients pourront porter de tout petits appareils qui feront de la modulation dans le cerveau pour supprimer la douleur. Il y a déjà des développements dans ce sens. Par exemple le neurologue Jean Schoenen de l’université de Liège travaille avec des ingénieurs ciblés sur les stimulations électriques pour gérer les céphalées. Il y aura par la suite moyen de prendre en charge d’autres douleurs aussi. Les techniques de neuromodulation peuvent interagir avec le système nerveux et avoir un impact sur la douleur. Ça existe depuis près de vingt ans et il y a là une véritable explosion en termes de possibilités.
Pas de révolution en vue ?
Certaines techniques, certains produits auront moins d’effets secondaires et on utilisera d’autres mécanismes mais je ne vois pas de grands bouleversements.
Que pensez-vous de la pensée transhumaniste, de l’homme amélioré, de l’homme augmenté qu’on nous annonce dans un avenir plus ou moins proche ? Sera-t-il insensible à la douleur ?
Le système des douleurs est nécessaire pour survivre. Des enfants qui souffrent d’anomalies congénitales mais ne ressentent de douleur meurent car ils font des inflammations et n’expriment pas leur douleur. Une appendicite dans ce cas peut devenir compliquée. D’autre part on sait qu’il y a des régimes qui explorent des moyens pour diminuer les douleurs chez les soldats afin d’en faire des machines à tuer… Voilà ce que m’évoquent les projets d’homme augmenté… Il faut rester vigilant.
Le sujet est à lire dans Paris Match Belgique, édition du 28/06/18.