Perquisition chez un marchand d’art de renommée internationale à Bruxelles

La branche bruxelloise de Phoenix Ancient Art est dans le collimateur de la Justice belge. | © DR
Phoenix Ancient Art, la société des frères Ali et Hicham Aboutaam, des marchands d’art de réputation mondiale, est dans le collimateur de la justice belge. Une instruction confiée par le parquet fédéral au juge Michel Claise a abouti à la perquisition de Phoenix Bruxelles en plein coeur du Sablon.
L’homme qui représente l’antiquaire dans la capitale, un Français, est au centre de l’affaire. Le 17 juin dernier, l’effervescence était à peine retombée dans le quartier bruxellois du Sablon où venait de s’achever « Cultures – The World Arts Fair ». Cet événement international au cours duquel les galeries ouvrent leurs portes aux arts du monde se tient chaque année à pareille époque dans ce haut lieu du commerce des antiquités.
Durant près d’une semaine, les marchands du cru accueillent des confrères renommés venus des quatre coins de la planète pour faire admirer leurs plus belles pièces aux nombreux visiteurs.Ce jour-là, des enquêteurs de la section financière (DR4) de la police judiciaire fédérale (PJF) de Bruxelles et de la cellule « Arts et Antiquités », accompagnés d’agents du SPF Économie et de policiers français membres de l’OCBC (Office central de lutte contre le trafic de biens culturels) venus de Paris, ont perquisitionné un antiquaire installé à la rue de la Régence, vis-à-vis du Petit Sablon. Ce galeriste, c’est Phoenix Ancient Art.

L’enseigne est bien connue en Belgique, même si ce n’est que très récemment qu’elle s’est dotée d’une devanture identifiable et d’une salle d’exposition digne de ce nom. Jusqu’alors, cette surface commerciale, vide en apparence, ne semblait abriter rien d’autre qu’un siège social. Les œuvres exposées chez Phoenix Bruxelles ont toutes été saisies par les enquêteurs.
En réalité, si Phoenix Ancient Art S.A. fait parler d’elle dans la capitale, en dehors du petit monde des antiquités, c’est surtout parce qu’elle est en délicatesse avec les autorités belges depuis janvier 2016. Ceci consécutivement à la saisie par les douanes de pièces qu’elle avait exposées cette année-là à la Brafa – la très réputée foire aux antiquités et objets d’art de Bruxelles –, suite à un signalement émis par le bureau Interpol de Damas en Syrie.
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Ce dernier suspectait qu’elles puissent provenir de fouilles illégales menées sur un site archéologique. Il s’agissait en l’occurrence d’une table en marbre et d’une stèle en albâtre entreposés au préalable dans le port franc de Genève où Phoenix conserve sa mirobolante collection d’objets. Dans un premier temps, la Direction générale des douanes avait lancé une procédure purement administrative visant à établir si l’origine des artefacts était ou non licite. Mais l’affaire a pris un tour judiciaire à l’automne 2017 : la CTIF (Cellule de traitement des informations financières, l’organe indépendant chargé de lutter contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme), estimant qu’il y avait matière à examiner de près certains flux financiers suspects transitant par Bruxelles, un dossier a été ouvert au parquet fédéral. Il a ensuite été mis à l’instruction chez le renommé magistrat financier Michel Claise. C’est dans ce contexte que s’inscrit la perquisition de lundi dernier. Cette promptitude est assez inédite en Belgique, véritable zone opaque du marché international de l’art. Mais les craintes relatives au financement du terrorisme par le trafic des antiquités du sang, ainsi que le business du faux qui gangrène ce commerce, incitent sans doute les autorités judiciaires à se montrer plus proactives.
Odeur de soufre
Phoenix Ancient Art, c’est le trésor familial des frères Ali et Hicham Aboutaam, hérité de leur père. Ces marchands d’art ancien d’origine libanaise sont mondialement connus dans leur milieu et propriétaires de galeries très cotées à Genève et à New York. Ce sont du reste des exposants réguliers de la Brafa, Hicham s’y trouvait d’ailleurs en personne lors de l’édition 2019 organisée en janvier sur le site de Tour & Taxis. Mais si leur société jouit d’une réputation flatteuse auprès des négociants et des collectionneurs du monde entier, elle traîne aussi dans son sillage des casseroles et une persistante odeur de soufre en lien direct avec son négoce d’antiquités.
L’entreprise a tout d’abord été la cible de plusieurs procédures judiciaires en 2003 aux États-Unis, 2004 en Égypte et 2008 en Bulgarie. La première s’est soldée par une peine d’amende tandis que les autres ont abouti à un non-lieu. Ensuite, le nom des frères Aboutaam a été cité à une époque dans des enquêtes relatives à Giacomo Medici et Gianfranco Becchina, deux fameux trafiquants d’art italiens. Sans conséquences. Enfin, depuis 2010, Phoenix est aux prises avec la justice suisse.
Concernant diverses affaires dont la principale : un trafic présumé d’objets archéologiques qui a valu en février 2017 à Ali Aboutaam une inculpation pour fraude à la TVA, recel et infraction à la loi sur le transfert de biens culturels. C’est cette enquête qui pourrait éventuellement rebondir à Bruxelles. Les deux frères ont coutume de rejeter toutes ces accusations et se disent victimes d’un acharnement judiciaire.

Hicham Aboutaam (ici, lors de la dernière Brafa) était présent lors de la perquisition. Il a pu repartir libre. Quoi qu’il en soit, leur installation en Belgique intrigue. Parce que derrière celle-ci, on trouve un homme et des activités pour le moins nébuleux.
Cet homme, c’est Jean-Baptiste Forestier, un Français de 42 ans établi à Bruxelles depuis plusieurs années. C’est lui qu’a principalement visé la perquisition de l’autre jour. Il apparaît à la fois comme fondateur et gérant de la SPRL Phoenix Ancient Art, créée en juin 2017. Nulle part dans les documents relatifs à la constitution de la société que nousavons pu consulter il n’est question des Aboutaam. Il ne fait cependant aucun douteque la galerie bruxelloise est leur franchise. Au demeurant, c’est de la sorte qu’elle est présentée dans le catalogue officiel de la « World Arts Fair ».
Mais avant de se faire appeler Phoenix et de prendre l’allure d’un véritable magasin d’antiquités, celui-ci et son gérant ont suivi un drôle de parcours que nous retraçons. C’est en mai 2014 que Jean-Baptiste Forestier implante à Ixelles, au 51 de l’Avenue Louis Lepoutre, une SPRL au capital de 20 000 euros qui va s’appeler 51 Gallery. Elle est surtout active sur Internet et se présente comme une maison de ventes spécialisée dans l’art moderne et contemporain, la numismatique et l’archéologie. L’OCBC s’y intéresse particulièrement dans le cadre d’une affaire de vol et de recel de tableaux du peintre français Simon HantaÏ. Outre Forestier, cinq autres mandataires prennent part à la constitution de 51 Gallery, parmi lesquels une Belge, Sonja L., ainsi que quatre ressortissants français.
Puis, en novembre 2016, la société déménage au 17 de la rue de la Régence où elle encore domiciliée à l’heure qu’il est. Or, c’est à cette même adresse que huit mois plus tard, en juin 2017, Phoenix Ancient Art voit le jour. Tout ce temps, Jean-Baptiste Forestier est demeuré le dirigeant de ces deux entités dont l’enquête devra dire si elles se confondent ou pas. En tout état de cause, dans les actes de constitution de la branche bruxelloise de Phoenix, Sonja L. et les autres mandataires de 51 Gallery n’apparaissent plus, tandis qu’on trouve comme fondateur un certain Paul de S.
Ces deux dernières personnes vont être entendues dans le cadre de l’instruction du juge Claise qui a donc ordonné la perquisition de la galerie, ainsi que celle du domicile privé de Forestier. Les enquêteurs suspectent du blanchiment et s’intéressent à certaines transactions financières internationales ayant transité par Bruxelles. Ils ont également découvert un entrepôt rempli d’objets d’art, situé en périphérie de Bruxelles. Quelle est la nature exacte des liens entre Jean-Baptiste Forestier et les frères Aboutaam ? Nous avons retrouvé un témoin clé qui en dit long sur cette relation.
Découvrez la suite de notre enquête dans le Paris Match de ce jeudi 29 juin.
