Masque volé de Tervuren : une pièce à conviction aux enchères

Le masque volé en 1896 lors de l'expédition menée par Oscar Michaux et Albert Lapière. A sa droite, le journal manuscrit et un album photo de Lapière qui seront bientôt vendus aux enchères à Bruxelles. © EO.0.0.23470, collection MRAC Tervuren ; R. Asselberghs, MRAC Tervuren et Michel Bouffioux.
Un masque luba, l’emblème officieux du Musée royal de l’Afrique centrale, a été pris lors du pillage d’un village congolais en 1896. Ces faits criminels ont été relatés dans le journal de l’officier Albert Lapière. Tervuren ne dispose que de photos de cette pièce à conviction. Le document original, peut-être plus complet que la copie, a été récemment acheté… par un chineur, au marché aux puces de Bruxelles. Mis au courant de cette découverte, le MRAC n’a pas déployé de grands efforts pour se procurer le carnet de Lapière. Début octobre, en même temps qu’un album photo, le manuscrit sera vendu aux enchères dans la capitale belge.
Dans un précédent article, nous avons décrit les conditions d’acquisition d’un masque luba considéré par le Musée de Tervuren comme une « pièce-maîtresse » de sa collection. Le 26 mars 1896 à Luulu (RDC), cet objet fit partie du butin résultant d’un pillage commandité par le commandant de district Oscar Michaux, agent de l’Etat Indépendant du Congo (EIC) et officier de l’armée belge. A l’époque, l’adjoint de Michaux, le sous-lieutenant Albert Lapière consigna ces faits criminels dans un journal qu’il rédigeait au jour le jour. C’est en plagiant de ce manuscrit que le commandant Michaux rédigea ses mémoires : ce texte bien moins précis que le journal de Lapière fut publié en 1907 et réédité en 1913 sous le titre « Carnet de campagne ». La source la plus complète sur l’expédition durant laquelle eut lieu le pillage de Luulu est donc le journal de Lapière.
Les « papiers » Lapière furent consultés une première fois en 1948 par l’écrivain colonialiste René-Jules Cornet. Il en tira alors un article intitulé « L’opiniâtre vie d’Albert Lapière » qui parut dans « la « Revue coloniale belge ». Le chercheur Rik Ceyssens renseigne qu’à cette époque le journal était encore dans la famille de l’officier belge et que, le 17 janvier 1948, il fut présenté au Musée du Congo belge « pour copie photographique ». Ces photos du carnet de notes ont été conservées à Tervuren et sont toujours consultables ; nous en avons fait l’expérience. Quant aux documents originaux, ils viennent de refaire surface, de manière tout à fait surprenante.
« Il m’a expliqué avoir déniché ce manuscrit au marché aux puces »
Il y a deux ans, un habitant du Brabant wallon fit une première acquisition dans une salle de vente bruxelloise. Monsieur A, nous l’appellerons ainsi, raconte : « J’ai acheté un carnet d’Albert Lapière qui contenait plusieurs photos de son séjour au Congo alors qu’il était agent de l’EIC. Lors de telles ventes publiques, on agit parfois de manière un peu intuitive et je n’avais d’idée précise de la valeur de ces pièces. Je constaterai ensuite que j’avais acquis des photos originales qui, pour partie, se trouvaient en copie dans les collections du Musée de Tervuren. Quelques temps plus tard, j’ai été contacté par Monsieur B., un chineur bruxellois. Il m’a expliqué qu’il regrettait d’avoir raté la vente des photos car cela aurait parfaitement complété l’une des ses acquisitions. De fait, cet homme venait quant à lui d’acheter le journal de Lapière ! Il m’a expliqué avoir déniché ce manuscrit et quelques lettres au marché aux puces, place du Jeu de Balle, à Bruxelles… ».
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Les deux hommes décident ensuite d’œuvrer ensemble pour évaluer la valeur de leurs trouvailles. Monsieur A est chargé de prendre contact avec le scientifique qui connait le mieux les aventures guerrières et autres de Lapière, l’anthropologue Rik Ceyssens. La rencontre a lieu en avril 2019 : « Ce spécialiste n’a pas pu cacher son émoi en voyant ces documents originaux. Il a été très interpellé par la présence d’un feuillet sur lequel figure un croquis, y voyant une représentation du masque volé à Luulu. Quelques temps plus tard, il m’a informé par mail qu’il avait fait part notre découverte à Patricia Van Schuylenberg qui travaille au MRAC. Je m’attendais donc à ce que le musée de Tervuren marque un intérêt pour ces documents. Mais il n’y eut aucune suite. » Au MRAC, Patricia Van Schuylenberg est responsable du département « Anthropologie culturelle & histoire » ; La cheffe de service nous confirme avoir reçu l’information de Rik Ceyssens mais elle nous dit : « Il est évident que nous avons manifesté de l’intérêt pour ces papiers Lapière. J’ai envoyé un mail à ‘Monsieur A’ pour lui demander dans quelles conditions il était prêt à nous permettre l’acquisition de ces pièces mais il ne m’a jamais répondu. »
« Ne serait-il pas regrettable que de tels documents se retrouvent dans une collection privée, possiblement à l’étranger ? »
Après vérification, il s’avère que le MRAC a rapidement manifesté son intérêt pour ces documents par courriel… Mais en utilisant une adresse électronique erronée. Ensuite, les choses en sont restées là. Cela ne témoigne pas, de part et d’autre, d’une grande proactivité pour trouver un accord. Le temps s’est écoulé jusqu’à la récente publication de notre article consacré au masque volé. C’est alors que nous avons appris que la principale pièce à conviction de cette vieille affaire criminelle avait refait surface sur un marché aux puces bruxellois et qu’elle elle allait être proposée à la vente le 4 octobre 2019, par la salle Ferraton, size chaussée de Charleroi à Bruxelles. Les enchères commenceront à 3200 euros, selon ‘Monsieur A’.
Au regard de ces faits, le jeudi 5 septembre 2019, nous avons posé deux questions par courriel au directeur du MRAC, Guido Gryseels. Primo, « ne serait-il pas regrettable que de tels documents, qui évoquent les circonstances d’acquisition du masque-buffle, se retrouvent dans une collection privée, possiblement à l’étranger ? » Secundo : « Votre institution va-t-elle faire le nécessaire pour que ces documents historiques rejoignent vos archives, autrement dit un endroit où ils pourront être accessibles au public, facilitant ainsi le nécessaire débat relatif à l’origine d’une partie de vos collections ? » Nous n’avons pas reçu de réponse. Cependant, disposant désormais de la bonne adresse mail de Monsieur A par notre intermédiaire, Mme Van Schuylenberg lui a envoyé une nouvelle proposition de discussion. Le chineur l’a toutefois déclinée : « J’en ai parlé avec Monsieur B. La vente publique étant désormais programmée, on en restera là. »
Où iront ces documents ? Dans les armoires d’un collectionneur japonais, allemand ou américain ? « Récemment, des manuscrits du capitaine Edmond Hanssens, le bras droit de Stanley ont été acheté lors d’une vente publique à Bruxelles par un collectionneur étranger. Je ne sais ce qu’il en sera des documents de Lapière, on verra », nous dit Monsieur A. Peut-être verra-t-on aussi se mobiliser des militants afro-descendants pour acquérir ces documents qui pourraient être des pièces de choix pour un futur musée dé-colonial. Ces vieux papiers pourraient enfin constituer des pièces à conviction dans le cadre du débat public – il deviendra peut-être un jour juridique – relatif à la restitution des objets volés aux congolais durant l’époque coloniale.