Ouragan Dorian : Bahamas, le paradis englouti

Des dégâts causés par l'ouragan Dorian, le 5 septembre. | © Brendan Smialowski / AFP
L’archipel des Caraïbes a été balayé par l’ouragan Dorian qui annonce les mégacyclones à venir.
D’après un article Paris Match par Olivier O’Mahony
Quand il aperçoit son île depuis le hublot de l’avion, Michael pleure. Michael est jardinier. Il découvre ses forêts de pins sectionnés ou déracinés ; la végétation, autrefois si luxuriante, est hachée, écrasée. Derrière Michael, il y a Hubert Minnis, Premier ministre des Bahamas depuis deux ans. Médecin de formation, il a lui aussi le nez collé au hublot. Il arrive quatre jours après le désastre…
Mine sombre, mâchonnant un chewing-gum. On lui demande ce qu’il ressent, il répond qu’il est « trop fatigué » pour parler. Sur le tarmac de l’aéroport de Treasure Cay, plusieurs centaines de réfugiés l’attendent, hagards. Il tente de les rassurer : « Mon ministre est en train d’organiser l’évacuation, mais ça prend du temps, soyez patients », lance-t-il aussitôt débarqué, la main posée sur la tête d’un bambin. La fatigue se lit sur les visages… Les habitants de Grand Abaco sont à bout. Surtout ceux qui, venus d’Haïti, servaient de domestiques dans les maisons de riches. Ceux-là vivaient dans des bâtisses en bois. Ils ont tout perdu.
Parmi eux, Marc-Philippe Estinoble attend depuis trois jours. Il a porté la même chemise à fleurs, s’est nourri de chips et de barres protéinées données par des secouristes, et a dormi sur le tarmac, à la belle étoile. Il n’a qu’une envie : fuir l’île, mais les avions tardent à arriver. Des catastrophes naturelles, Marc-Philippe, 39 ans, en a connu beaucoup. Ses parents sont morts dans le tremblement de terre d’Haïti, en 2010.
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Chaque année ou presque, dans la région, c’est la même chose. En 2017, on avait annoncé le pire avec l’ouragan Irma ; pourtant, rien ne s’était passé. Il a quand même envoyé Phamose, sa femme enceinte, et Jude, leur fils de 6 ans, à Nassau, la capitale, jugée plus sûre. Il a attendu seul, chez lui, à Marsh Harbour, le plus gros village de l’île. Dès les premières rafales, sa maison s’est volatilisée. Il faut fuir. L’eau a envahi son quartier. Il se réfugie à la nage dans une église à côté de chez lui ; il n’a emporté que sa Bible, qu’il a emballée dans un sac en plastique et dont les pages sont aujourd’hui collées par l’humidité.


Abri dérisoire : le toit du bâtiment est arraché par les tornades de plus de 300 km/h. Marc-Philippe se souvient encore du bruit des clous qui sautent les uns après les autres, puis du vent qui s’engouffre furieusement, faisant tournoyer les débris. Il faut fuir à nouveau, mais où ? Cinq heures durant, il nage, ne voit rien. Tout, autour de lui, est blanc. Le vent exerce une pression infernale sur ses tympans. Les fils électriques claquent comme des fouets. Il aperçoit un conteneur en acier qui, après avoir dérivé, s’est échoué contre un arbre. Une vingtaine de types s’y trouvent déjà. Marc-Philippe y passe la nuit.
Du côté de Nassau, épargné par Dorian, on voit des Rolls-Royce rutilantes
Quand l’ouragan se calme, il ressort hébété de l’abri improvisé. Son quartier est un champ de ruines. Des bateaux ont échoué au milieu des avenues, des poids lourds sont renversés. Rien n’a résisté à la fureur de Dorian. Il y a l’odeur, surtout. Pestilentielle : des cadavres flottent. L’eau se retirera au bout de deux jours, alors Marc-Philippe apprendra que l’aéroport de Treasure Cay a résisté. Il s’y rendra à pied. Il a la chance de croiser une voiture qui roule. La plupart sont hors d’usage. Elle le prend en stop. Ce n’est pas la fin de ses peines. Quand il arrive à l’aéroport, il découvre des centaines de réfugiés dans la même situation que lui. Dans la foule, il y a John Laguerre, 28 ans, lui aussi haïtien, conducteur de machine-outil, encore vivant parce qu’il s’est caché sous un bulldozer. Marc-Philippe, comme John, surgissent des coulisses d’un décor féerique annoncé sous le nom de Bahamas. Cet archipel aux 700 îles et 400 000 habitants est un des pays les plus riches du continent américain. Un paradis fiscal, longtemps colonie de la Grande-Bretagne. Les privilégiés qui l’habitent aiment autant ses eaux cristallines que l’absence d’impôt sur le revenu. Le gouvernement est peu regardant sur l’origine des fonds qui y transitent. Les Bahamas, plaque tournante de l’argent sale, détiennent ainsi le record mondial de sociétés offshore ayant pignon sur rue… Du côté de Nassau, épargné par Dorian, on voit des Rolls-Royce rutilantes.
Les Bahamas furent, d’abord, essentiellement peuplées de descendants d’esclaves africains. Aujourd’hui, des Haïtiens qui ont fui la misère y trouvent un travail, le plus souvent non déclaré. C’est le cas de Faith, une jeune gouvernante qui refuse de nous donner son vrai prénom de peur d’être reconnue. Elle nous dit qu’après l’ouragan, c’était chacun pour soi. « Je voulais rejoindre ma famille mais personne n’a voulu me prendre en auto-stop. J’ai dû marcher. Les gens étaient méchants. »
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Ce qui frappe en arrivant sur Grand Abaco, une des îles les plus durement frappées de l’archipel, c’est la lenteur des secours. Comme si les autorités étaient tétanisées par un drame prévisible mais qu’elles n’avaient pas vu venir. Sur le tarmac de l’aéroport, le Premier ministre n’a rien d’autre à promettre que la gratuité des vols de rapatriement vers Nassau… Colin Albury, le chef des pompiers, lui, semble surtout préoccupé par sa jambe gauche, transpercée par un morceau de métal alors qu’il nageait pour s’enfuir.

À Marsh Harbour, seule la clinique et le Bahamas Government Complex, le siège du gouvernement local, tiennent debout
Les premiers à réagir ont été les secouristes américains. La semaine dernière, Jake Gillanders a traversé les Etats-Unis depuis Seattle pour venir en aide aux réfugiés. Jake, père d’une petite fille de 9 ans, est pompier. Il a toujours voulu aider les autres. Il aurait pu s’engager dans l’armée, il a préféré « servir l’humanité plutôt qu’un gouvernement ». Après le tremblement de terre de 2010, il est parti à Haïti puis a créé Empact (contraction d’« empathie » et d’« action »), une association de bénévoles entièrement financée par des dons privés. Depuis, dès qu’une catastrophe naturelle se produit, que ce soit un séisme au Népal ou le tsunami au Japon en 2011, il arrive avec tout ou partie de ses troupes, une cinquantaine de personnes au total, dont un ancien marine, un architecte, des docteurs, une infirmière et même une hôtesse de l’air. Seulement voilà : même avec la meilleure volonté du monde, on ne peut pas faire grand-chose sur un territoire privé de tout. Jake fait un tour de l’île.
À Marsh Harbour, seule la clinique et le Bahamas Government Complex, le siège du gouvernement local, tiennent debout. Des réfugiés y ont installé leur campement. Ils font sécher leur linge sur les balcons. Trouver de l’essence relève de la gageure : les stations-service sont hors d’usage. Les réfugiés dorment aussi près de l’hypermarché Maxwell’s, le seul magasin épargné. Derrière, Jake trouve un camion-citerne. Lorsqu’il croise l’escorte du Premier ministre Hubert Minnis, Jake parle avec une responsable locale qui lui avoue que personne ne sait quoi faire. Le lendemain, avec ses troupes et deux chiens renifleurs, il inspecte maison par maison les ruines d’une marina. Ils ont des scies et des drones, prêts pour sauver d’éventuels rescapés encore bloqués chez eux. Travail fastidieux sous un soleil de plomb, qui ne donne rien. Allen Lenard a plus de chance. Cet Américain né en Louisiane est l’un des fondateurs de la Cajun Navy. Comme Jake, ce volontaire répond présent aux ouragans et tremblements de terre. À Man-O-War Cay, une toute petite île au nord de Grand Abaco, également dévastée, il tombe sur Dewey, un domestique haïtien abandonné par son « boss man », comme on appelle les riches propriétaires des grosses villas. Ce dernier est passé constater les dégâts dans la propriété puis s’en est allé… Six jours durant, Dewey s’est nourri d’un peu de riz. Il n’avait plus rien à se mettre sous la dent quand Allen a alerté l’US Navy, qui a dépêché un Black Hawk pour exfiltrer le réfugié à bout de forces…

Faith, comme tout le monde sur l’île, est persuadée que le bilan officiel est largement sous-estimé
Aujourd’hui, Dewey se repose en famille à Nassau. Il dit qu’il a de la chance. Il n’a pas tort. « Je ne suis pas venu aider les riches, nous dit Allen, et il n’était pas question de laisser Dewey là… » Dewey est un immigré légal. Aux Bahamas, la plupart des Haïtiens sont sans papiers. Ils sont si nombreux qu’on ne connaîtra sans doute jamais le vrai bilan de la catastrophe. Ablin est un d’entre eux. Il n’avait pas de compte en banque. Toutes ses modestes économies étaient cachées sous un matelas. Elles ont disparu avec le reste de sa maison. Il a réussi à se faire évacuer à Nassau, samedi dernier, mais ne sait plus où aller car il n’a aucune famille. Il va falloir « recommencer à zéro ». Et se cacher pour éviter d’être renvoyé en Haïti, en espérant trouver un job d’homme à tout faire chez un riche Blanc qui voudra bien de lui…
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Faith, comme tout le monde sur l’île, est persuadée que le bilan officiel – 43 morts selon l’estimation de dimanche dernier – est largement sous-estimé. « J’ai vu des gens embarqués pas les courants, y compris des enfants. Je ne vois pas comment ils auraient pu s’en sortir. En se retirant des rues, l’eau découvrait les cadavres. Faute de sacs mortuaires, personne ne pouvait les emporter. »
Au bout de six jours, Marc-Philippe Estinoble est parvenu à appeler Phamose, son épouse, grâce à un téléphone satellitaire prêté par une bonne âme (les portables ne fonctionnent évidemment plus). Elle s’est effondrée en larmes en entendant sa voix : elle le croyait mort.