Hong Kong : Rencontre avec Denise Ho, porte-parole de la révolte

Denise Ho. | © Lillian SUWANRUMPHA / AFP
À Hong Kong, Denise Ho, la chanteuse la plus populaire de la ville, a pris fait et cause pour les combattants de la liberté. Rencontre sous haute-tension.
Sur son tee-shirt noir, Denise Ho a écrit « anti-extradition » en cantonais. Avant, elle foulait les tapis rouges et négociait des contrats juteux – jusqu’à 150 000 euros son passage minuté dans une émission télévisée. Aujourd’hui, elle n’est plus l’idole de la Chine, mais celle du mouvement prodémocratique. Je la retrouve dans son studio encombré de cartons, un bunker au cinquième étage d’un immeuble fané du vieux quartier de Kwun Tong, où elle habite.
À 42 ans, le visage de la compositrice-interprète de la pop cantonaise est encore enfantin, mais montre des signes d’épuisement. Rien qui puisse la faire renoncer à son engagement. En 2012, pendant la Journée de la fierté, elle se révélait « tongzhi », homosexuelle en chinois. Il y a longtemps que Denise Ho se bat pour la liberté.
La chanteuse a sans doute attrapé le « virus » à 11 ans, quand ses parents, enseignants, ont quitté Hong Kong pour s’installer à Montréal. Jusque-là férue de musique (son frère aîné est producteur) et d’arts graphiques, elle va découvrir Camus, Sartre et Proust : « Mes parents m’ont toujours appris à penser par moi-même. Mon adolescence au Québec a étoffé ma sensibilité aux libertés individuelles et universelles. Là-bas, j’ai compris qu’on pouvait être qui on voulait être… »
Elle avoue que sa conscience politique va s’éveiller à la faveur du référendum de 1995 sur la souveraineté du Québec, elle a alors 18 ans. Plus rien ne sera pareil. C’est avec ces nouvelles aspirations que Denise et sa famille rentrent au pays. Et c’est presque par hasard que, à 19 ans, elle gagne un concours de chant qui lui vaut un contrat d’enregistrement et l’occasion de travailler avec son modèle : Anita Mui, une diva engagée surnommée « la Madonna asiatique ».

Prend-elle alors conscience que Hongkong est en train de vivre ses derniers mois de liberté ? Le 1er juillet 1997, l’ancienne colonie britannique est rétrocédée à la Chine et devient « région administrative spéciale (RAS) de la République populaire de Chine », expérimentant le principe du « un pays, deux systèmes ». Jusqu’en 2047, un régime particulier doit garantir son autonomie (relative) et ses spécificités, dont des droits civiques – notamment celui de manifester, interdit en Chine –, une presse libre et l’indépendance des autorités économiques, politiques et judiciaires. La Chine s’est même engagée à respecter le suffrage universel !
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Très vite, la population de Hongkong comprend qu’elle est victime d’un leurre. Aucune élection ne sera jamais organisée. Denise n’est pas la seule que les mensonges de Pékin irritent. En septembre 2014, la colère éclate : c’est la « révolution des parapluies ». La police riposte par du gaz lacrymogène et la chanteuse lui répond avec « Raise the Umbrellas » (« Lever les parapluies »), une chanson militante devenue un hymne… Elle fait partie des célébrités interpellées. Une mauvaise affaire pour elle qui va perdre son public chinois : « Pour nos libertés et la sienne, Denise a sacrifié HOCC [son nom de star à Hong Kong] », s’émeut un proche. Menacée, blacklistée, interdite de séjour en Chine, elle tient tête. Elle perd des amis, son label et des contrats, dont Lancôme – effrayé par les possibles représailles économiques de la Chine – mais gagne le respect du peuple qui salue son courage, sa sincérité et son abnégation.

Depuis que, en février, les hostilités ont repris autour de la proposition de loi facilitant l’extradition de criminels comme celle de dissidents, elle a retrouvé le devant de la scène. Véritable Marianne de Hongkong qui martèle au monde son plaidoyer pour la démocratie et tente d’alerter sur « une crise humanitaire sans précédent ». Et si on ne l’a pas vue, dimanche 15 septembre à Victoria Park, avec les quelques centaines de milliers de ses compatriotes, c’est qu’elle s’estime plus utile à leur cause en Norvège, où elle s’est adressée à l’Oslo Freedom Forum, à Taïwan ou à Washington. Elle est devenue l’ambassadrice itinérante d’une démocratie qui se cherche.
La rage à l’égard des autorités paraît d’autant plus grande que la solidarité qui unit les manifestants est touchante
Sous un soleil brûlant, les manifestants ont marché jusqu’au Parlement. Ils scandaient « démocratie pour Hong Kong », taguaient les murs décrépits. Des parapluies les protégeaient des caméras de surveillance et des « fantômes » – comme on appelle ici les flics en civil. Il y avait là des familles, des personnes âgées, mais surtout des grappes d’adolescents. Parfois très jeunes. Très engagés, tous habillés en noir et équipés. Casque, masque à gaz, lunettes, cache-cou, barre de fer, marteau, même une visseuse pour démonter le mobilier urbain ! Des black blocs, la violence en moins. Le mouvement serait toutefois en train de se radicaliser. Des groupes ont récupéré des briques pour s’en servir de projectiles. Mais personne d’agressif face à la population ou aux journalistes. Au contraire. La rage à l’égard des autorités paraît d’autant plus grande que la solidarité qui unit les manifestants est touchante. Ceux-ci offrent des casques et des masques à gaz aux passants, parfois admiratifs : certains ne veulent pas manifester de peur d’être licenciés. Ils occupent des emplois précaires, ils sont ouvriers ou migrants.
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Avec les réfugiés, ce sont des cibles faciles. Dans une des villes les plus chères du monde, les démunis s’entassent dans des « lits-cages » ou dorment la nuit dans des fast-foods climatisés. Officiellement, il n’y aurait que 12 000 demandeurs d’asile à Hongkong. Un chiffre en deçà de la réalité. Ainsi Supun, sa compagne Nadeeka et leurs deux enfants, qui s’entassent dans un appartement insalubre. Ils sont sri-lankais, menacés de torture et de mort dans leur pays, et sans papiers. Mais ils ont une particularité qui les rend encore plus louches : ils font partie des familles qui, en juin 2013, ont caché le lanceur d’alerte Edward Snowden. Aujourd’hui, ils ne rêvent que de fuir au Canada.
Tout au long de la manifestation, nous avons croisé des groupes de domestiques philippines, ahuries par le spectacle. Le dimanche est leur jour de congé : elles s’installent pour discuter, jouer aux cartes, boire du thé sous les ponts, installées à même le trottoir sur des bouts de carton sales. Car Hong Kong étouffe, écrasé par les tours de béton géantes, les immenses magasins de luxe et une chaleur lourde. Et même les rares gouttes de pluie sont trop chaudes pour refroidir l’atmosphère. Aucune ne pourrait rafraîchir les esprits. Et surtout pas celui de Nicolas, la trentaine, franco-hongkongais. Depuis juin, il est de toutes les grandes manifestations. « En 2014, après soixante-dix-neuf jours d’occupation du cœur financier, le mouvement est mort, asphyxié par le gouvernement, les tensions entre les leaders et la lassitude, se souvient-il. Aujourd’hui, avec l’emprise agressive de la Chine, on lutte pour notre identité, nos libertés. La colère est forte, radicale. Même si je suis pacifiste, je me sens solidaire du “clan des audacieux” [la faction violente]. Le 16 juin, nous étions 2 millions dans la rue [soit près de 1 habitant sur 3], et le gouvernement a fait la sourde oreille ! Je comprends que certains veuillent aller plus loin. Si c’est le prix pour se faire entendre… »
Cette révolte n’a ni leader ni porte-parole, elle est organique, spontanée. Parfois brutale.
Ce dimanche, les accrochages avec la police ont commencé devant le Parlement, lorsque les manifestants ont essayé de forcer le barrage à l’aide de cocktails Molotov et de pavés. Ici, ils hurlent il « pleut » pour prévenir que la police réplique à coups de gaz lacrymogène, de bombes de poivre et de jets de canon à eau. La situation a très vite dégénéré. Les manifestants bloquaient les accès des métros pour empêcher les policiers, groupés à l’intérieur, d’en sortir. Plus de chants, mais des cris stridents. Plus d’odeur de friture ou de thé, mais la puanteur des gaz. La foule a fini par reculer La nuit, le nom de code est tombé : « Use magic ». Cela signifiait la construction de barricades avec des poubelles en métal et les bambous utilisés pour les échafaudages. Partout, des petits feux brûlaient. Le jeu du chat et des souris a commencé dans les ruelles, au milieu des marchés. A Fortress Hill, un quartier du centre, ce sont des sbires des triades – la mafia chinoise – qui attaquaient les manifestants. Et, pour la première fois, des journalistes. Tabassant à coups de barre de fer.
Cette révolte n’a ni leader ni porte-parole, elle est organique, spontanée. Parfois brutale. Des forums sur des sites cryptés ont été créés pour permettre aux citoyens de voter les futures actions. Un cybermilitantisme percutant inonde les réseaux sociaux. Sur la péninsule de Kowloon, dans une grande pièce glacée encombrée de chaises, tracts, ordinateurs, téléphones portables, mégaphones, etc., une dizaine d’étudiants organisent le mouvement via Internet. Tandis que leurs parents, nostalgiques de l’époque britannique, craignent autant les remous que les autorités, ces idéalistes cumulent une puissance de résistance et d’organisation hors du commun.
Selon le précepte du « Petit dragon », le surnom de Bruce Lee, le mouvement se veut bon enfant, insaisissable, multiforme
Isaac, 19 ans, étonnant de maturité, est le vice-président de Demosisto, parti politique prodémocratique crée par son aîné Joshua Wrong, ancien leader étudiant de 2014. « Il y a deux semaines, le gouvernement a retiré la loi sur l’extradition, mais c’est trop tard, dit-il avec une froideur non dénuée de candeur. On ne doit pas abandonner. C’est maintenant ou jamais ! Pour notre futur et celui de nos enfants ! » Denise Ho nous tient le même discours : « On ne peut plus faire demi-tour, j’irai jusqu’au bout, quitte à sacrifier ma carrière. »
Tous les jours, dans les rues et les centres commerciaux, des rassemblements, impressionnants, jaillissent aussi vite qu’ils disparaissent. Selon le précepte du « Petit dragon », le surnom de Bruce Lee, le mouvement se veut bon enfant, insaisissable, multiforme, « Be water ! » est leur mot d’ordre. « Soyez de l’eau ! » Insaisissables.