Mur de Berlin : Les évasions héroïques

Un Berlin tente de détruire une section du Mur de Berlin, en novembre 1989. | © EPA
Trente ans après la chute du mur, les habitants de Berlin se rappellent le courage des uns et la peur de tous.
D’après un reportage Paris Match France par notre envoyée spéciale à Berlin Flore Olive – Photos : Frédéric Lafargue
« Je n’ai jamais été autant embrassé que ce soir-là », confie Martin Schaal. Ce 9 novembre 1989, lui, l’Allemand de l’Est, va rencontrer Dietmar Arnold, l’Allemand de l’Ouest. Le premier, étudiant en musique, a 19 ans; le second, étudiant en histoire, 24 ans. Et quand ils sortent boire un verre, chacun de leur côté du Mur, en ce début de soirée, ils ne s’attendent pas à voir leur monde basculer. Emportés par la foule, Martin et Dietmar arrivent au point de contrôle de la Bornholmer Strasse, l’un à l’Est, l’autre à l’Ouest. Là où le Mur va s’ouvrir. Martin passe la frontière à 23 heures et, dans la cohue, tombe sur Dietmar. Ils ne se connaissent pas mais se serrent dans leurs bras. « C’était un moment fou, se rappelle Martin, mais qui s’est passé dans le calme et la joie alors que ça aurait pu dégénérer. » Ensemble, ils vont arpenter la capitale et fêter durant plusieurs jours ces deux Allemagnes qui viennent, enfin, de se retrouver. Trente ans plus tard, ils sont toujours amis et comptent bien revenir en 2039, pour le cinquantième anniversaire, s’il le faut « même avec des déambulateurs », rient-ils.
L’édification de ce mur – le seul au monde construit non pour empêcher les gens d’entrer mais de sortir – commence la nuit du 12 au 13 août 1961. Jusque-là, environ 50 000 Berlinois de l’Est passaient tous les jours la frontière. Désormais, ils n’ont plus le droit de s’en approcher. Sur les 98 personnes mortes en tentant de traverser, 67 ont été abattues par les gardes-frontières du régime. Pourtant, ils vont être nombreux à ne pas se résigner. Si la majorité des fugitifs utilisent des passeports falsifiés, presque 400 fuiront par des tunnels creusés sous le Mur par des irréductibles.

Parmi eux, Ulrich Pfeifer dit « Uli », sorti par les canalisations en septembre 1961. Sa fiancée doit passer la semaine suivante par le même chemin. Mais le groupe est dénoncé et elle est arrêtée. Condamnée à sept ans de prison, elle accepte de collaborer avec la Stasi, le redoutable service de renseignement intérieur est-allemand, pour réduire sa peine. Uli espère la faire venir à l’Ouest avant. « Presque tous ceux qui ont participé à la construction des tunnels avaient fui et laissé quelqu’un derrière eux », explique-t-il. Sur les 75 galeries creusées clandestinement, seules 19 serviront. Toutes les autres seront découvertes par la Stasi. Le nom de chacun de ces boyaux, qui ne font pas plus de 90 centimètres de haut et 60 centimètres de large, correspond au nombre de personnes qui les ont empruntés. Uli participe, notamment, à la construction du « Tunnel 29 », qui part du 97 Bernauer Strasse et fait un peu plus d’une centaine de mètres de long. Étudiant ingénieur et métreur, il calcule les mesures pour les soutènements. Son groupe compte une vingtaine de creuseurs, qui se relaient toutes les douze heures, voire restent sous terre plusieurs jours de suite, pour ne pas attirer l’attention. Ils utilisent de petites pelles militaires qui peinent à rentrer dans cette terre argileuse. « Les premiers tunnels étaient peu profonds, l’eau coulait, ça s’effondrait, raconte-t-il. Il fallait descendre à 8 mètres minimum. » Ce souterrain permettra à 29 personnes de fuir dans la nuit du 14 au 15 septembre 1962. Uli a longtemps espéré voir le nom de la femme qu’il aimait sur les listes de candidats au départ. Mais ce n’est pas arrivé. Ils avaient 26 et 25 ans lorsqu’ils se sont quittés. Ils se reverront pour la première fois en 1988 : elle a eu l’autorisation d’aller à l’Ouest pour quelques jours. « Nous avions la cinquantaine et déjà fait notre vie », confie Uli. Le soir de la chute du Mur, ils dînaient justement ensemble. Ils ne se sont rendu compte de rien. Uli apprendra que le Mur est tombé grâce au chauffeur de taxi qui le ramène chez lui.
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Eric, un soldat américain de 29 ans, risque la prison militaire et le retrait de sa carte verte pour aider Hans-Peter et sa fille Peggy
Un peu plus de 5000 Allemands de l’Est auraient franchi clandestinement cette frontière entre 1961 et 1989. Hans-Peter Spitzner et sa fille Peggy, alors âgée de 7 ans, seront les derniers passe-muraille. Le 18 août 1989, ils traversent à Checkpoint Charlie, entre les secteurs russe et américain, cachés dans le coffre d’une voiture conduite par un soldat américain. A l’époque, Hans-Peter, spécialiste en textile, enseigne au lycée professionnel de Chemnitz. Hans-Peter aurait aimé devenir professeur d’histoire-géographie; mais, ayant refusé d’entrer au Parti communiste, il ne peut prétendre qu’à un diplôme professionnel. Pour l’obtenir, il faut assister aux quatre heures de cours hebdomadaires de marxisme-léninisme. « Tout y était enjolivé, se souvient-il, rien ne correspondait à la réalité. » Au lycée, il refuse de voter lors des élections syndicales. Deux semaines plus tard, arrêté par la Stasi, il est interrogé plus de quatre heures pendant que des agents perquisitionnent sa maison. « J’avais très peur, déclare-t-il. Je savais que, dorénavant, je vivrais sous leur contrôle. »
Pour sortir de « cette grande prison », comme il appelle la RDA, il faut faire une demande. Les délais sont de deux ans. La compagne de Hans-Peter finit par obtenir un permis de dix jours pour se rendre chez une tante en Autriche. Hans-Peter compte profiter de ce voyage pour fuir avec Peggy et la rejoindre. Père et fille prennent la route pour Berlin. « C’était l’été, il faisait chaud », se remémore Peggy. Dans le journal Die Junge Welt, Hans-Peter a lu que les soldats alliés passent la frontière sans être contrôlés. Alors il accoste des militaires pour leur demander de l’aide. Tous le traitent de « fou ». Au bout de trois jours, découragé, il fait une dernière tentative auprès d’un soldat américain de 29 ans, Eric Yaw, originaire de Micronésie. Basé à Aschaffenbourg, il est en visite à Berlin pour quatre jours. Hans-Peter lui dit qu’il est sa « dernière chance » et lui montre Peggy, qui dort recroquevillée sur la banquette de leur voiture. Yaw sait qu’en cas d’échec il risque, outre un incident diplomatique, un procès en cour martiale et au civil, la prison militaire et le retrait de sa carte verte. Il sait aussi que Hans-Peter et sa femme seront arrêtés et Peggy placée en foyer. Tout devrait le pousser à refuser. Pourtant, après « deux minutes de réflexion », il accepte de les faire traverser. Le père et la fille se cachent dans le coffre de sa Toyota Camry noire. « Peggy était calme, très professionnelle », se rappelle Hans-Peter. Le trajet dure à peine trente minutes. Eric a poussé au maximum le son de l’autoradio, qui diffuse les Pet Shop Boys. Quand la musique s’arrêtera, ses passagers sauront qu’ils sont arrivés au check-point. Avec ses plaques américaines, la voiture d’Eric ne peut pas être fouillée sans un représentant officiel des États-Unis. Suspicieux, les gardes-frontières en font le tour à plusieurs reprises. « Ma foi m’a aidé à cacher ma nervosité », note Eric. Hans-Peter et Peggy Spitzner sortiront libres du véhicule, quelques mètres plus loin. « La peur est partie d’un coup, affirme Hans-Peter. En passant cette frontière, la plus surveillée du monde, nous nous étions mis en danger de mort. »


Moins de trois mois plus tard, ce mur, sur lequel leurs vies auraient pu se briser, va tomber. Le soir du 9 novembre 1989, dans sa chambre de l’internat de Greifswald où elle est pensionnaire, Angela Marquardt, 18 ans, s’endort sans rien en savoir. Elle n’apprendra la nouvelle que le lendemain, avant de monter dans le train pour Berlin où elle va passer le week-end chez son père. Une fois dans la capitale en ébullition, on lui donne un sticker où est écrit « Ich bin frei » (« Je suis libre »), puis elle va chercher les 100 Deutsche Marks distribués à chaque Allemand de l’Est. Elle les utilise pour s’acheter un Walkman à 49 marks. « Je pensais que j’allais reprendre ma vie, normalement », confie-t-elle. La lycéenne rentre à Greifswald comme si de rien n’était. L’adolescente n’a pas de famille à l’Ouest, personne à retrouver. Angela l’ignore encore, mais avec la chute du Mur, c’est elle-même qu’elle va découvrir. Treize ans plus tard, alors qu’elle siège au Bundestag pour le PDS, le successeur du parti communiste est-allemand, elle apprend, grâce aux révélations du journal Der Spiegel, qu’elle est une ancienne « IM », « Inoffizielle Mitarbeiter » ou « Travailleur non officiel », comme on appelait les informateurs de la Stasi. La jeune femme réalise alors qu’elle a été recrutée dès l’âge de 13 ans, sans en avoir conscience, avec la complicité de ses parents. « J’étais en état de choc », dit-elle.
Créée en 1950, la Stasi avait fiché un quart de la population de RDA, soit 4 millions de personnes sur 16 millions d’habitants. Le dossier d’Angela fait 100 pages. À sa lecture, elle comprend que la Stasi l’avait programmée pour infiltrer l’Eglise, considérée comme subversive. « De qui j’allais rencontrer à ce que je devrais dire », révèle-t-elle, tout était planifié jusqu’en 1995, sous le nom de code « Projet Katrin Brandt ». À la page 6, sa mère, désignée par un pseudo, explique qu’Angela est «sérieuse et fera une bonne recrue». Elle est chaperonnée par deux agents de la Stasi qu’elle prend pour des amis de sa mère et de son beau-père. Placée en internat, Angela les considère comme sa famille, va dîner chez eux, se confie. Dans son dossier, elle retrouve des résumés de ces récits anodins. La Stasi teste sa loyauté. Un ami de ses parents lui avoue qu’il compte fuir via la Hongrie. Angela n’en parle pas. Il est écrit qu’elle n’est pas « encore prête », qu’il faut « travailler sa confiance ». « Le système vit de gens comme moi, constate-t-elle, qui ne posent aucune question, ne remettent rien en cause. Idéologiquement, j’étais dedans, c’était acquis, mais il leur fallait développer le côté affectif. » Passionnée de judo, Angela souhaite entrer dans l’armée, seul moyen pour elle de pratiquer ce sport à haut niveau. Mais une fois passé le concours d’officier sportif, on lui dit qu’« il n’est pas bon pour le moral des troupes qu’une femme soit meilleure que les hommes ». Parce qu’elle refuse de devenir officier technique ou médiatique, elle est mise à l’écart. En colère, Angela en veut au système. Exactement ce que souhaitent ses chaperons. L’un d’eux la pousse à chercher du réconfort à l’Eglise et l’oriente vers la théologie, discipline considérée comme « antisystème ». En croyant se rebeller, Angela obéit à ce que le régime a prévu pour elle. « C’était horrible, avoue-t-elle. J’ai compris que pour ces gens comme pour ma famille, je n’étais qu’un outil, un objet… Rien dans ma vie n’était vrai et je ne sais plus, aujourd’hui, ce qui relève de ce que je voulais vraiment ou de ce que la Stasi a voulu pour moi et que je croyais vouloir aussi. »

Alors qu’ils sont si nombreux à risquer leur vie pour passer à l’Ouest, Victor Grossman, lui, a fait le chemin en sens inverse. Cette république démocratique qui place ses citoyens sous surveillance, Victor la voit comme un eldorado. À 91 ans, cet ex-soldat américain nous reçoit dans l’appartement de Karl-Marx-Allee où il vit depuis 1961. Ici, le régime a créé des milliers de logements tout équipés, en partie destinés aux caciques du Parti mais aussi aux antifascistes que les Soviétiques ont attirés par milliers et qui doivent contribuer à donner une caution intellectuelle et morale au futur Etat. Dans son ancienne vie, Victor s’appelait Stephen Wechsler. Incorporé pendant la guerre de Corée, l’étudiant est affecté à Nuremberg puis en Bavière. Fervent militant communiste, il est dans le viseur de McCarthy et risque une expulsion des Etats-Unis, assortie de cinq ans de prison pour n’avoir pas informé l’armée de ses engagements politiques. Alors Stephen déserte et passe à l’Est, où il change d’identité et devient Victor Grossman. Avec une quarantaine d’autres déserteurs américains et britanniques, il travaille pendant deux ans dans une usine de Bautzen, où il rencontre sa femme. Puis, après quatre ans d’études à Leipzig, il emménage à Berlin. « Je suis le seul à avoir à la fois un diplôme de Harvard et de l’université Karl-Marx », sourit-il. Victor travaille dans un journal dirigé par un Britannique, fait des traductions et rédige des articles sur l’Amérique du Nord.
« J’étais très pro-régime quand je suis arrivé, raconte-t-il. Et, bien sûr, je n’ai pas trouvé ici ce qui correspondait à mon utopie… » Victor en veut aux « dogmatiques, les plus rigides de ce système », qui ne souffrent aucune opposition, comme aux « carriéristes, qui savent toujours quoi faire pour eux-mêmes mais n’ont aucun souci du collectif ». « S’ils avaient entendu nos critiques, nous aurions pu changer les choses », assure-t-il. Pour avoir beaucoup voyagé dans les autres pays de l’Est, il a constaté que « le niveau de vie de la RDA était un des meilleurs du bloc ». « On avait les moyens, constate-t-il. Pourtant, il n’y avait rien dans les magasins. » S’il condamne le manque de liberté d’expression et l’interdiction de se déplacer librement, « en tant qu’Américain » il trouve « fou » ce système social où la santé, l’école, les vacances sont payées, où les transports ne coûtent rien, où les femmes ont l’équivalence des salaires et où il n’y a pas de chômage. Quand le Mur est tombé, Victor espérait encore « que quelque chose pourrait être sauvé ». « Mais on a compris que ça n’arriverait pas. La RDA a été niée, écrasée. »

Le 3 octobre 1990, l’Allemagne est réunifiée. Une quinzaine d’années plus tard, le palais de la République, symbole du réalisme socialiste auquel les Berlinois de l’Est étaient très attachés, est rasé. Dans la foulée, la Treuhand, l’instance chargée de la privatisation de l’économie est-allemande, fait des ravages. Partout à l’Est, des ruines témoignent de la désindustrialisation sauvage et du choc économique qui ont marqué les années 1990. « La bonne ambiance de la chute du Mur a fait long feu », note Martin Schaal, qui explique comment les Allemands de l’Ouest ont spéculé pour acheter dans l’Est des terrains revendus de plus en plus cher, et comment de petites entreprises qui marchaient ont été fermées ou récupérées à leur profit. « La place des gens de l’Est dans les postes de pouvoir, tant dans le privé que dans le public, est minable, observe-t-il. On avait un très bon système d’éducation, et du jour au lendemain la plupart de nos diplômes n’ont plus été reconnus. On nous a traités comme si on ne valait rien. »
« Les priorités étaient de faire ressembler nos villes à celles de l’Ouest, raconte Peggy. Ils ont délaissé les zones rurales et demandé à des gens qui ne faisaient que ce que leur dictait l’Etat de développer leur esprit critique… Dans l’ancien système, ils étaient quelqu’un. Dans le nouveau, ils ne sont plus personne. » Ce sentiment d’abandon a créé un vide, récupéré entre autres par les populistes. L’est du pays est un bastion de l’AfD, l’Alternative pour l’Allemagne, le parti d’extrême droite crédité de 15% des suffrages au niveau national et qui, aux dernières élections régionales, a obtenu 23,5 % des voix en Thuringe, devant la CDU, le parti de la chancelière Angela Merkel. Selon Peggy, « ces gens, qui ont réussi au prix de beaucoup d’efforts à se faire une place dans ce nouveau système, ont peur de reperdre ce qu’ils viennent de regagner ». Peggy et Hans-Peter sont revenus vivre à Chemnitz, où Eric leur rend visite tous les cinq ou six ans. Père et fille aimeraient qu’on arrête de parler de ces deux Allemagnes, comme si le pays était toujours divisé. « Cela nous offense, explique Hans-Peter. Même si, dans les têtes, restent beaucoup de murs qui ne sont pas encore tombés ».