Les secrets de l’expert-comptable

Dubaï Papers: un vaste réseau d’évasion fiscale et de blanchiment de capitaux. | © Reporters / DPA
Nos nouvelles révélations dans le dossier des « Dubaï Papers » au moment où des centaines d’associations portent plainte contre trois professionnels
Près de 250 citoyens, 13 associations et coupoles diverses regroupant au total 460 organismes associatifs ont à ce jour déposé des plaintes déontologiques à l’égard de deux avocats fiscalistes et d’un expert-comptable belges, tous trois impliqués dans les « Dubaï Papers », le scandale financier dont une partie des dessous a été dévoilée par les enquêtes de Paris Match.
Depuis un an, nos investigations visent le groupe Helin (anciennement Jawer) et son dirigeant le plus en vue, le prince Henri de Croÿ (HdC). A l’analyse des milliers de documents contenus dans les « Dubaï Papers », cette société financière, implantée depuis une dizaine d’années à Ras al-Khaimah, dans les Emirats arabes unis, se profile comme le centre névralgique d’un vaste réseau d’évasion fiscale et de blanchiment de capitaux. Au nombre des bénéficiaires – entrepreneurs, riches familles, héritiers, personnages sulfureux -, on trouve 61 clients belges.
Fin de l’année dernière, l’Association pour la Taxation des Transactions financières et pour l’Action Citoyenne (Attac) avait été la première à adresser des plaintes au bâtonnier de l’ordre francophone du barreau de Bruxelles. Elles visaient les avocats bruxellois Thierry Afschrift et Arnaud Jansen au motif, selon Attac, qu’ils auraient posé des actes « d’une extrême gravité au regard des règles déontologiques » de leur profession. Puis, en février dernier, l’organisation citoyenne avait également porté plainte contre le fiscaliste Guy Ollieuz, cette fois auprès de l’Institut des experts-comptables et conseils fiscaux (IEC) et toujours au motif du non respect de son code de déontologie. Attac, et désormais l’ensemble des plaignants, se fondent sur les investigations de Paris Match Belgique pour mettre en cause ces trois professionnels qui demeurent présumés innocents à l’heure qu’il est.
Désormais, ce sont donc des centaines d’associations – via des plateformes comme le CNCD, parmi lesquelles on retrouve le syndicat FGTB, la mutualité Solidaris ou encore le Réseau Justice Fiscale (RJF) – qui ont emboîté le pas à Attac Bruxelles et Liège en portant eux aussi plainte déontologiquement auprès des ordres professionnels du trio au coeur des « Dubaï Papers ». Elles motivent leur action de la sorte dans un communiqué commun : « Après les scandales dévoilés par les Offshoreleaks en 2013, Luxleaks en 2014, Swissleaks en 2015, Panama Papers en 2016, Paradise Papers en 2017 et Dubaï Papers en 2018, il est grand temps de mettre un terme au pillage systématique des ressources collectives de la société ».
A la suite de ces plaintes, des enquêtes internes ont été ouvertes à la fois par l’ordre des avocats du barreau de Bruxelles et par l’IEC. En parallèle, des investigations judiciaire et administrative sont également en cours, menées respectivement par le parquet fédéral et par l’Inspection spéciale des impôts (ISI). L’un et l’autre disposent des « papers » transmis par le Parquet national financier (PNF) de Paris qui a hérité en 2018 de l’énorme « leak » et ouvert une enquête préliminaire pour « blanchiment de fraude fiscale ». Grâce à cette masse de fichiers, les enquêteurs de l’OCDEFO (Office central de lutte contre la délinquance économique et financière organisée) ainsi que les limiers de l’ISI, ont directement accès à l’arrière-boutique du groupe Helin. Interrogés au Parlement, les ministres de la Justice et des Finances ont tous deux assurés que l’affaire était prise très au sérieux.
L’IEC veut-il faire la lumière ?
Si, du côté du barreau de Bruxelles, le bâtonnier a fait diligence en jugeant recevables les plaintes à l’égard du tandem d’avocats mis en cause et en nommant un enquêteur chargé de les instruire, de son côté, l’Institut des experts-comptables fait manifestement preuve de moins de zèle.
Suite au dépôt initial de la plainte d’Attac visant Guy Ollieuz, l’IEC déclare certes avoir lancé une enquête. Mais il tarde cependant à se prononcer sur la recevabilité de la plainte – « Aucune décision n’a encore été prise », écrivait l’Institut en mai dernier en réponse aux sollicitations du mouvement citoyen – et, surtout, l’IEC se prive volontairement jusqu’à aujourd’hui des documents extraits des « Dubaï Papers » qui lui sont proposés pour examen. Sans ces pièces (dont dispose l’avocat-enquêteur du barreau), on se demande sur quoi porte concrètement l’instruction, en dehors des informations reprises dans nos articles ?
L’ordre professionnel de Guy Ollieuz serait pourtant bien avisé de se pencher sur ces fichiers. Il y trouverait tous les éléments qui nous ont permis de décrypter le montage dans lequel apparaît leur membre, ayant servi à faire disparaître le bénéficiaire économique d’une offshore panaméenne rapatriée en Belgique et à blanchir certains de ses actifs. Mais il y a plus encore, de nature à étayer à tout le moins les loourds soupçons d’infraction à la déontologie des experts-comptables.
Au moment des faits, Guy Ollieuz était à la tête d’OPR, un cabinet louvaniste de conseil fiscal (fusionné depuis), actif dans son domaine de prédilection : « l’optimisation fiscale du patrimoine privé tant en Belgique qu’à l’étranger ». Les « Dubaï Papers » le désignent comme l’un des rabatteurs de clients du réseau Helin et partenaire d’affaires du prince de Croÿ. Lorsque nous l’avons confronté à nos informations, il nous a répondu en substance : « Je ne suis pas concerné par des actes illégaux. J’ai de fait mis des clients en relation avec Henri de Croÿ que j’ai rencontré au début des années 1990. Les missions pour lesquelles des clients ont sollicité mon avis ont toutes été réalisées dans la plus stricte légalité, en dehors de tout contexte d’évasion fiscale ou de blanchiment d’argent ».

Parmi beaucoup d’autres « Dubaï Papers », Guy Ollieuz est repris dans un listing de Helin en sa qualité d’apporteur de plusieurs clients bénéficiaires ensemble de onze sociétés installées pour la plupart dans des paradis fiscaux tels que le Luxembourg, les Iles vierges britanniques, les Emirats arabes unis, l’Angleterre et l’archipel des Marshall. A celles-ci s’en ajoutent d’autres, domiciliées à l’adresse de la société OPR, qui bénéficient de services offshores fournis par le groupe de Croÿ et dans lesquelles on voit apparaître les noms d’hommes de pailles bien connus de HdC.
Dans certains cas, Guy Ollieuz se borne à reprendre la comptabilité de ces sociétés après que les opérations orchestrées par le prince ont eu lieu, mais dans d’autres, il s’implique dans les montages visant à éluder l’impôt et blanchir des capitaux. Par exemple, lorsqu’il participe aux côtés d’un de ses clients – un Belge résidant en suisse – à un montage réalisé par le biais de quatre offshore, dont « Coyote Finance » établie au Grand-Duché du Luxembourg. En rémunération d’une partie de ses prestations, le conseillé encaisse une commission sur le numéro de compte privé qu’il communique à Henri de Croÿ. Des échanges d’emails entre ce dernier et lui en attestent. Ainsi, en date du 1er juillet 2010, il écrit : « Cher Henri, le client a payé une provision de 100 000 € comprenant un success fee de 45 000 € à partager entre nous. Cela me serait très utile si ma part de 22 500 € pouvait m’être versée avant ton départ en congé ».
L’associé occulte
Questionné il y a quelque temps par Paris Match Belgique au sujet de ses liens avec le prince, l’expert-comptable avait déclaré : « Je n’aurais pu imaginer que M. de Croÿ ait pu commettre les actes qui lui sont actuellement reprochés et que je réprouve totalement. Si j’avais su tout cela, je n’aurais certainement pas entretenu la moindre relation avec lui ». Une distanciation qui tranche avec ce qu’a été autrefois leur relation de confiance. Une proximité telle, qu’en 2008, Guy Ollieuz a cédé des parts de sa société à HdC, au mépris des règles déontologiques qu’il a délibérément contournées, selon ses propres dires révélés par les « Dubaï Papers ». L’intéressé conteste cette version. Selon lui, il s’agissait d’un simple prêt garanti. Les documents disent autre chose.
Leur partenariat s’est emmanché à la suite d’une opération offrant à la pieuvre Helin l’opportunité d’étendre ses tentacules à l’intérieur du vivier de choix rendu accessible par son rabatteur. Dans un courrier électronique que le prince de Croÿ adresse le 27 mai 2008 à son frère Emmanuel, ainsi qu’à l’une de ses associées, il leur expose la chose suivante : « Guy Ollieuz va s’associer et devenir une personne clé dans le groupe XXX, société d’assurance et de gestion de portefeuilles. Son rôle est de conseiller pour toutes les structures juridiques à mettre en place en Belgique. Il aura le pouvoir de sélectionner des intermédiaires (fiduciaires, avocats etc.) avec qui il travaillera. Il me dit qu’ils n’ont rien de formel comme accords. Il rachète lui-même son associé. Il lui manque 50 000 euros. Prendrait-on une petite participation chez lui en échange d’une exclusivité pour toutes les structures ? ».
L’affaire ne traîne pas, puisque le jour même la proposition est avalisée et soumise à Guy Ollieuz. Dès le lendemain, celui-ci, enthousiaste, répond par mail : « Cher Henry, je te remercie vivement pour cette intervention que je souhaite très fructueuse pour nos entités respectives. En raison de règles déontologiques très strictes, les parts de la société OPR ne peuvent être détenues que par des experts comptables. Par conséquent, je propose que la mise de fonds soit effectuée par moi et qu’entre nous soit signé une convention de portage dans laquelle je reconnais détenir les titres pour votre compte (…) Avec toute mon amitié, Guy ».
La convention de portage sera conclue quelques mois plus tard avec la filiale luxembourgeoise de Jawer SA (futur Helin), représentée par son administrateur-délégué, Pascal Hennuy, l’homme de paille derrière « Coyote Finance ».