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Mawda : Des policiers ont menti, le parquet a fermé les yeux

Cette nuit-là, à 2 H 03, lorsqu’un policier tira en direction de la camionnette, la petite Mawda se trouvait évidemment dans le véhicule dont elle n’était jamais « tombée »...

Société

Dans la nuit du 16 au 17 mai 2018, la petite Mawda (2 ans) a été victime d’un tir policier sur une autoroute belge, près de Mons. Nous connaissions déjà l’existence d’une fausse version policière : le procès-verbal initial du dossier suggérait que les migrants avaient tué la petite fille l’utilisant comme « bélier » pour casser la vitre arrière de la camionnette prise en chasse. Aujourd’hui, nous découvrons qu’un autre mensonge précéda celui-là : aux urgentistes intervenus la nuit du drame, des policiers racontèrent une histoire d’enfant « tombé » du véhicule poursuivi. Et ce ne fut pas sans conséquences.

En mai 2018, des médias belges relayaient une histoire incroyable alimentée par des sources judiciaires et policières. « Horreur sur l’E42 », titrait l’un d’entre eux avant de raconter une course-poursuite menée par la police des autoroutes entre La Bruyère et Maisières, soit plusieurs dizaines de kilomètres, dans la nuit du 16 au 17 mai 2018. Les fuyards ? Vingt-huit personnes entassées dans une camionnette, des migrants kurdes pour la plupart. Accompagnés d’un ou de plusieurs passeurs, ils étaient montés à bord du véhicule à Dunkerque, cherchant à rejoindre l’Angleterre. De véritables salopards, selon le premier récit médiatique de l’affaire, qui affirmait que certaines personnes se trouvant à bord de l’utilitaire avaient fait preuve d’une détermination telle pour échapper à la police qu’elles n’avaient pas hésité à prendre le risque de tuer une petite fille. Comment ? Un quotidien le détaillait dans son édition du 18 mai 2018 : « D’après plusieurs sources, l’enfant aurait servi de bélier pour briser la vitre arrière, afin de l’exhiber. La scène est glaçante : en pleine nuit, à toute allure sur l’autoroute, des occupants menacent même de lancer l’enfant sur les équipes de police. (…) Elle est décédée de ses blessures. »

En décembre 2018, notre contre-enquête établissait que cette thèse mensongère de l’enfant-bélier n’était pas une invention journalistique : au petit matin du 17 mai, cette histoire invraisemblable avait été couchée sur papier par Henri (prénom fictif), un officier de la PJF de Mons-Tournai. Excluant le tir policier comme cause de la mort de la victime, le procès-verbal initial de « l’affaire Mawda » était rédigé en ces termes : « Selon les informations recueillies et nos constatations, les faits se seraient déroulés comme suit : on transporte des personnes en situation illégale dans une camionnette. On est pris en chasse par la police car on tente de se soustraire au contrôle. Au cours de la poursuite, (…) on brise des fenêtres avec la tête d’une enfant et on fait mine de la jeter vers les véhicules de police. Les coups occasionnés à l’enfant (sic) entraînent un traumatisme crânien et le décès de l’enfant. »

Nous avons déjà partiellement déconstruit cette pure fiction policière : l’instruction des faits a clairement démontré que jamais personne n’a vu les passagers de la camionnette en train de casser une vitre arrière en se servant du corps d’une petite fille. Durant toute la journée du 17 mai, le parquet de Mons avait pourtant donné du crédit à cette thèse en confirmant que la petite Mawda était décédée des suites d’un traumatisme crânien. Mais, au soir du 17 mai, une autopsie du corps de la victime démontrait qu’elle avait bien été tuée par un coup de feu tiré par un policier et, fort mal à l’aise, le parquet fut conduit à se dédire dans la journée du 18 mai. Le fait d’avoir ordonné un devoir d’enquête – l’autopsie – objectivant le fait que Mawda avait bel et bien été la victime d’un tir policier est à porter au crédit de la justice montoise. Mais, dans le même temps, les questions dérangeantes que suggérait la version policière inventée de toutes pièces furent soldées par le parquet. Ainsi, lors d’une conférence de presse, le 22 mai 2018, le procureur général de Mons Ignacio de la Serna et le procureur du Roi Christian Henry ne s’indignèrent pas de l’existence d’un procès-verbal initial qui relatait une histoire invraisemblable de monstrueux migrants qui avaient tué une petite fille en se servant de son corps comme « bélier ».

Retrouvez tous les articles de notre contre-enquête sur l’affaire Mawda

Le procureur du Roi : « On se basait sur les renseignements fournis par le médecin urgentiste aux policiers »

Tels d’habiles contorsionnistes, ces magistrats parvinrent à produire un récit qui était censé expliquer le fait qu’on ait pu croire à une mort par traumatisme crânien, sans formuler la moindre observation critique à l’égard de la pure fiction policière qui chargeait les migrants de la mort de Mawda. Ce faisant, ils chargèrent un acteur extérieur au monde judiciaire. Ils expliquèrent qu’à la fin de la course-poursuite, la camionnette s’était rangée sur un parking, que le corps de Mawda y avait été pris en charge par « un urgentiste » et que c’est ce dernier qui avait « induit en erreur » les premiers constats de l’enquête en diagnostiquant que la victime était décédée d’un « traumatisme crânien » et en « excluant une mort par balle ». Pendant la conférence de presse du 22 mai, le procureur du Roi Henry détaillait cette version : « Quand on a dit, et je l’assume pleinement, que le décès de la petite Mawda était dû à un traumatisme et pas à un tir par arme à feu, c’est parce qu’on se basait sur les renseignements fournis par le médecin urgentiste aux policiers. Ces renseignements fournis aux policiers ont été confirmés. On a demandé à un médecin légiste de prendre contact avec son collègue urgentiste. Et ce médecin urgentiste qui avait constaté le décès a dit : “C’est un traumatisme crânien, cela n’a rien à voir l’utilisation d’une arme à feu.” »

Le procureur du Roi Christian Henry (à gauche) et le procureur général de Mons lors de la conférence de presse du 22 mai 2018. BELGA PHOTO BENOIT DOPPAGNE

Lors de cette même conférence de presse, un journaliste voulut en savoir plus : « L’urgentiste, il venait de quel hôpital ? » Il reçut cette réponse spontanée du procureur du Roi : « Cela, je ne vous le dis pas ! » De fait, à cette époque, « l’urgentiste » qu’on montrait du doigt pour avoir « égaré » les enquêteurs était encore un personnage bien mystérieux. Un témoin convoqué dans le plaidoyer pro-police des magistrats alors qu’il n’avait même pas encore été interrogé dans le cadre de l’instruction pour donner sa version des faits. De plus, « l’explication » du parquet… n’expliquait pas tout. « Un urgentiste » aurait-il laissé entendre aux policiers chargés des premiers constats que Mawda n’avait pas été tuée par balle, cela ne les autorisait évidemment pas à appuyer l’hypothèse du « traumatisme crânien » en inventant une pure fiction telle que celle de l’enfant-bélier.

Jamais personne n’a été jeté sur la route pendant la course-poursuite

En février 2019, Selma Benkhelifa, l’avocate des parents de Mawda, s’indignait : « Mais où se trouve le témoignage de l’urgentiste dans le dossier ? Cela fait des mois que je demande qu’on identifie cette personne. A-t-elle vraiment dit cela ? » In fine, ce questionnement fut entendu par la juge d’instruction Pamela Lonfils, qui demanda au Comité P d’entendre le fameux urgentiste. Réalisé bien tardivement, ce complément d’enquête a établi que ce n’était pas « un urgentiste », mais quatre personnes appartenant à deux services de secours qui intervinrent sur le parking. A savoir deux ambulanciers, un médecin et une infirmière. Les récits de ces témoins convergent : lors de leur intervention, des policiers présents sur l’aire de repos leur ont donné une version des faits totalement fausse qui a orienté leur diagnostic, les conduisant à penser que Mawda souffrait d’un traumatisme crânien résultant d’une chute ; une histoire selon laquelle Mawda, alors qu’elle était exhibée par des migrants pendant la course-poursuite, était tombée par la vitre arrière de la camionnette !

Amer Phrast et Ali Shamden, les parents de la petite Mawda avec leur avocate Me Selma Benkhelifa lors de la première audience du procès en correctionnel du tireur et de deux passeurs, Celui-ci se poursuivra à Mons, fin novembre 2020. BELGA PHOTO BENOIT DOPPAGNE

Ce mensonge de « l’enfant tombé » est manifeste, grossier, insupportable : aucun policier n’a évidemment pu voir une telle scène de chute pendant la course-poursuite pour la simple et bonne raison qu’elle ne s’est jamais produite. Mais comme souvent, un mensonge s’élabore sur la base d’éléments de vérité qu’on transforme quelque peu. En effet, durant la première phase de la poursuite, un passager se trouvant dans l’espace de chargement de l’utilitaire brisa la vitre arrière gauche à l’aide d’un pied de biche et un enfant, voire deux, furent présentés aux poursuivants. « Nous avions peur qu’ils ne lancent l’enfant par la fenêtre », ont affirmé plus tard des policiers impliqués dans la poursuite. Ils évoquèrent alors une notion de « bouclier humain » qui impressionna l’opinion.

Vus depuis la camionnette, les mêmes faits ont une autre signification. Comme l’explique le père de Mawda : « Pendant la poursuite, des gens criaient au chauffeur de s’arrêter. Il y avait des cris, des pleurs. Une famille qui se trouvait à l’arrière du véhicule a paniqué. Un homme a brisé la vitre et il a montré son enfant aux policiers. Il s’agissait de passer un message : “Attention, il y a des enfants à bord, ne prenez pas le risque de tuer des gens !” » De fait, le dossier renseigne que quand les policiers poursuivants découvrirent la présence d’enfants, ils décidèrent de suivre l’utilitaire de plus loin, en respectant une « distance de sécurité ». In fine, tous les témoignages concordent pour dire qu’un enfant fut montré mais qu’en tout cas, jamais personne ne fut jeté sur la route pendant la course-poursuite.

Cette nuit-là, à 2 H 03, lorsqu’un policier tira en direction de la camionnette, la petite Mawda se trouvait évidemment dans le véhicule dont elle n’était jamais « tombée » pendant la poursuite et elle fut touchée en pleine tête. Très vite après le tir, le véhicule poursuivi quitta l’autoroute en direction de l’aire de repos du Bois du Gard, à Maisières, près de Mons. A 2 h 04, l’utilitaire s’immobilisa sur le parking. Devant des agents pointant leur arme, les migrants en sortirent rapidement. Parmi eux se trouvait un homme en pleurs. Il criait, portant une petite fille dans ses bras ; son enfant âgé de 2 ans, dont le corps ensanglanté était inanimé. Cet homme, le papa de Mawda, implorait les policiers : « Please ambulance, please ambulance. » Voilà comment les choses se sont passées. Il n’y a aucune place dans cette tragédie pour une erreur d’interprétation des faits qui aurait pu conduire les policiers impliqués dans cette affaire à croire, un seul instant, que l’enfant blessé était tombé de la camionnette pendant la course-poursuite.

Le papa de Mawda, au moment où il nous raconta, il y a quelques mois déjà, la sortie de la camionnette avec son enfant dans les bras. – Ronald Dersin

C’est pourtant ce que certains agents racontèrent aux ambulanciers Raymond et Louis (prénoms fictifs) lorsqu’ils arrivèrent sur le parking à 2 h 17. C’est ce même mensonge qui a été ensuite confirmé à un médecin urgentiste du SMUR, le Dr Johan (prénom fictif) qui arriva sur l’aire de repos accompagné de l’infirmière Dorothée (prénom fictif), à 2 h 21. Au printemps et durant l’été 2019, lorsqu’ils furent enfin interrogés par le Comité P, tous les intervenants de services de secours convergeaient dans la même direction.

(Le podcast avec Michel Bouffioux consacré à ce volet de la contre-enquête sur l’affaire Mawda)


« Ce policier me précise que l’enfant a été jeté par la fenêtre de la camionnette par un des occupants »

L’infirmière Dorothée, par exemple, déclara : « Je me souviens qu’un policier nous a dit, avant de rentrer dans l’ambulance, que la petite était tombée de la camionnette. (…). La version que nous avons eue sur place était que les personnes dans la camionnette avaient cassé la fenêtre arrière et montraient la petite. A un moment, la petite serait tombée, raison de notre intervention. J’ai demandé à un policier, avant de rentrer dans l’ambulance, s’il y avait eu usage d’une arme à feu. Si mes souvenirs sont bons, ce policier m’a répondu que non. » Le témoignage de l’ambulancier Raymond, recueilli lui aussi par l’organe de contrôle de service de police, ne dit pas autre chose : « Arrivés sur place, nous sommes accueillis par un policier (…) Ce policier me précise que l’enfant a été jeté par la fenêtre de la camionnette par un des occupants. » Raymond ajoute que pendant son intervention, un autre policier lui a confirmé que « la petite a été balancée du véhicule. »

Cette nuit-là, l’ambulance conduite par Raymond quitta le parking de Maisières à 2 h 32. A l’arrière du véhicule se trouvaient la petite Mawda, déjà décédée, le Dr Johan et l’infirmière Dorothée. Dès qu’il se mit en route, Raymond appela le 112. Il voulait expliquer cette intervention qui l’avait troublé à son collègue du dispatching. Cette conversation a été enregistrée. Elle a été retrouvée par le Comité P. Sans doute s’agit-il de l’élément le plus important de ce volet de notre contre-enquête. Il s’agit en effet d’un témoignage spontané, formulé immédiatement après les faits.

– Le 112 : « 112 ambulances pompiers. »

– Raymond : « Oui, bonjour, excuse-moi de te déranger, c’est (Raymond) à l’appareil. »

– Le 112 : « Oui, dis-moi. »

– Raymond : « Voilà : en fait, ça prend place en fait avec une poursuite d’un minibus avec des clandestins dedans. »

– Le 112 : « D’accord. »

– Raymond : « Et, en fait, ils ont montré la petite fille pour menacer (incompréhensible)… Ils roulaient (…) et ils ont cassé le carreau et après ça apparemment la petite serait tombée accidentellement du carreau du minibus. »

– Le 112 : « Donc, donc c’était un minibus avec des clandestins et ils ont… »

– Raymond : « Ouais, c’est ça… Une camionnette… »

– Le 112 : « … Et ils ont montré la petite pour, pour… pourquoi ? »

– Raymond : « Ouais c’est ça en roulant pour dire comme quoi que d’arrêter de les suivre ou sinon donc, euh, ils jetaient la petite par le carreau et en fait il y a un accident et après ça ils ont donné un coup de frein et la petite est tombée… en roulant… »

– Le 112 : « Oh putain. »

– Raymond : « Donc voilà. »

– Le 112 : « Ok… Et ça ne va pas la petite ? »

– Raymond : « Non, elle est décédée, hein… Mais bon, on ne peut pas la laisser sur place. »

– Le 112 : « Mais oui, oui, bien sûr… Vous ne pouvez pas la laisser là. »

– Raymond : « Non… Donc, voilà, elle est décédée… Ils étaient une vingtaine dans un, dans un minibus, là, ou… Enfin. »

– Le 112 : « Oh la la. »

– Raymond : « Voilà. »

– Le 112 : « …Parce que tu sais, nous on entend tous les cris et on ne sait jamais ce qui se passe et des fois on se dit mais que comment ça arrive, tu vois… »

– Raymond : « … Mais nous autres aussi on se demandait quoi et on voit qu’il y a une vingtaine de personnes là au sol, assis avec leurs mains sur la tête, et en fait apparemment c’était une poursuite depuis Namur. »

– Le 112 : « Bien sûr… »

– Raymond : « Et alors ils ont montré la petite fille pour arrêter qu’ils continuent à les suivre. »

– Le 112 : « … En disant si vous continuez on la balance et… »

– Raymond : « Oui, voilà. »

– Le 112 : « … Mais l’accident et voilà… »

– Raymond : « Voilà… »

Oui, voilà. Voilà le premier mensonge de l’affaire Mawda…

« Je reconnais la détonation d’un tir. Je suis certain du bruit »

Il ressort des témoignages des urgentistes que durant leur intervention sur le parking, des policiers leur garantirent qu’il n’y avait pas eu d’usage d’arme à feu pendant la course-poursuite, les renforçant ainsi dans l’idée que l’enfant blessé avait été victime d’une chute. Pourtant, plusieurs policiers, présents sur l’aire de repos au moment de l’intervention des services de secours, savaient qu’il y avait eu un tir, tandis que d’autres en avaient clairement la suspicion. Sauf à être très stupides, ils devaient forcément envisager que l’enfant blessé, alors qu’il se trouvait dans la camionnette, avait pu en être la victime. Démonstration : au moment du tir, à 2 h 02, un dispatcher radio demande aux policiers engagés dans la poursuite : « C’était quoi, cela ? » Une voiture de la WPR Namur qui fait partie d’un ensemble de quatre voitures de police se trouvant à ce moment derrière la camionnette répond : « Il y a la vitre droite qui a pété. Ils ont pété la vitre droite. » Le dispatcher relance : « Vous êtes certains que c’est la vitre qui a pété ? Ce n’est pas un coup de feu qui a été tiré ? » Depuis une voiture de la WPR Namur, un inspecteur lui répond : « Je ne peux pas te le confirmer, hein, mais j’ai vu que cela a explosé, en effet. »

Lire aussi > Notre contre-enquête sur la mort de Mawda

Cet échange sur l’éventualité d’un tir a été entendu par les huit policiers se trouvant dans les quatre voitures qui suivaient la camionnette à ce moment-là. D’ailleurs, au petit matin du 17 mai, lorsqu’ils furent interrogés par leur collègues de la zone Mons-Quévy, plusieurs de ces agents confirmèrent avoir perçu le bruit d’un tir. L’un d’eux déclara : « J’entends un bruit sourd et ensuite je vois la vitre avant droite explosée. » Un autre fut plus explicite : « J’entends un bruit sourd et je me retourne vers mon collègue et je lui dis : “On nous tire dessus.” » Un autre encore fut plus catégorique : « Je reconnais la détonation d’un tir. Je suis certain du bruit. » Lors d’un débriefing de l’opération, le 31 mai 2018, les policiers noteront que « l’équipe d’intervention de la ZP Namur est certaine d’avoir bien reconnu la détonation d’un tir ».

Toutefois, à 2 h 17, lorsque les services de secours arrivent à Maisières, tous ces policiers qui avaient « entendu » un tir et tous les autres qui avaient « cru entendre » un tir restent muets comme des carpes. Personne ne dit aux urgentistes que la victime pourrait avoir été atteinte par une balle. On peut citer, par exemple, l’infirmier Louis : « A notre arrivée, une policière est venue nous trouver (…) Cette policière qui nous annonçait un traumatisme n’a pas fait mention de l’usage d’une arme à feu. » Ou encore le Dr Johan évoquant sa perception des faits sur le parking en ces termes : « Il m’a été rapporté que la petite était tombée du véhicule en marche (…) Je n’ai jamais entendu parler d’une arme à feu. » On l’a vu plus haut, cette nuit-là, sur ce parking, un policier va même jusqu’à démentir qu’il y ait eu usage d’une arme lorsque l’infirmière Dorothée lui pose une question directe sur le sujet.

L’ambulance demeura quinze minutes sur le lieu d’intervention, soit entre 2 h 17 et 2 h 32. Or, il est établi qu’à 2 h 25, Dimitri (prénom fictif) le coéquipier du tireur, téléphone à Clément (prénom fictif), un officier de garde qui se trouve dans son bureau, loin de ce qui se joue sur le parking. Dimitri informe son supérieur de l’occurrence du coup de feu tiré par son collègue. Quand il passe ce coup de fil, Dimitri a déjà fait plusieurs fois le tour de la camionnette, se disant que « c’est peut-être le tir qui a pu blesser l’enfant », tandis que son coéquipier, le tireur, reste prostré dans sa voiture. A Clément, Dimitri affirme : « Je lui avais dit de ne pas tirer. » Il annonce qu’il va également se confier à Dan (prénom fictif), un officier de la WPR Namur présent sur l’aire de repos. Toutefois, l’information du tir n’arrivera jamais jusqu’aux urgentistes qui, dans l’ambulance, tentent de sauver la petite fille blessée.

Ce sont les policiers qui ont influencé les urgentistes, pas l’inverse

Au début de cet article, nous citions le procureur du Roi Henry qui, en mai 2018, déclarait : « Quand on a dit, et je l’assume pleinement, que le décès de la petite Mawda était dû à un traumatisme et pas à un tir par arme à feu, c’est parce qu’on se basait sur les renseignements fournis par le médecin urgentiste aux policiers. » Mais à la lumière des témoignages des urgentistes, la proposition du magistrat doit être inversée : si ceux-ci ont pu croire à un traumatisme crânien, c’est parce que les policiers ont inventé une fausse histoire d’enfant « tombé » de la camionnette.

Le Dr Johan a expliqué au Comité P. pourquoi il a cru à ce mensonge : « Dans ma pensée, les cervicales auraient dès lors pu se rompre, touchant la moelle ou le tronc cérébral, ce qui pouvait provoquer l’arrêt cardiaque. En effet, chez un enfant, la tête étant plus lourde par rapport au reste du corps, c’est souvent elle qui va percuter le sol en premier. Donc la plaie (NDLR : sur le visage) pouvait trouver également son origine dans une chute de l’enfant. (…) Personne ne m’a fait part de l’utilisation d’une arme à feu. Je n’ai pas cherché à savoir car ma priorité était de sauver l’enfant. Je m’en suis directement occupé, et au final je ne suis resté que très peu sur place, à savoir une petite dizaine de minutes. »

Les urgentistes ne sont pas des légistes. Ils quittent le parking sans percevoir qu’on leur a raconté une fausse histoire de chute. Ils déposent le corps sans vie de Mawda à l’hôpital de Jolimont. Le Dr Johan laisse le soin à deux confrères qui sont de garde, les docteurs Dominique et Christiane (prénoms fictifs), de faire le constat de décès. Le Dr Dominique a expliqué au Comité P : « Nous avons réceptionné l’enfant. (…) Nous avions comme information qu’il s’agissait d’une course-poursuite avec la police, et que l’enfant avait été montré durant cette course-poursuite, qu’elle avait été passée à travers la fenêtre et qu’elle avait chuté, probable cause de son décès. » Le Dr Christiane ressent un doute en voyant le corps : « Il n’a jamais été question d’un tir par arme à feu, tir qui aurait entraîné le décès de la petite. (Pourtant) j’ai constaté une plaie cutanée sur le côté droit du nez, à droite de la narine. Un petit rond assez profond. Cette plaie cutanée m’a semblé bizarre compte tenu des explications qui m’avaient été fournies. En général, il y a d’autres types de plaies pour ce type de trauma. (…).»

Les docteurs Dominique et Christiane commencent à découper les vêtements de la victime pour lui laver le corps et poser un diagnostic plus précis, mais ils se ravisent, trouvant plus prudent de prendre d’abord avis auprès du dispatching de la police. On leur dit alors « de ne pas toucher au corps de l’enfant, de le laisser en l’état » dans la perspective d’une éventuelle suite d’enquête. Le corps de Mawda sera donc déposé à la morgue de l’hôpital sans avoir fait l’objet d’un examen approfondi déterminant les causes de la mort.

Le médecin légiste s’inscrit en faux contre les propos qu’on lui a prêtés

Pendant ce temps, au parquet de Mons, le téléphone chauffe. A 3 h 10, le magistrat de garde Pierre Marleghem vient seulement d’être informé du fait qu’un policier a fait usage de son arme à feu à l’issue de la course-poursuite. Nous sommes déjà plus d’une heure après le tir, et près de 40 minutes après l’évacuation du corps de la victime par des urgentistes qui ont gobé l’histoire de la « chute » racontée par les policiers. L’information est communiquée au magistrat par Henri, l’officier qui gère les opérations sur le parking, celui qui rédigera plus tard le procès-verbal de l’enfant-bélier. Dit-il à ce magistrat : « Ce n’est pas le tir qui est la cause de la mort, parce que les urgentistes nous ont assuré qu’il s’agissait d’une mort par traumatisme crânien » ?

Cette question est pertinente au regard de la suite des événements car, dans la même tranche horaire, le magistrat reçoit aussi un appel de Patrick (prénom fictif). Cet officier de garde de la PJF Mons-Tournai ne se trouve pas sur le parking, au contact de certains de ces collègues qui ont parlé d’une « chute » aux urgentistes. Il explique au magistrat que, lui aussi, il vient d’être informé de l’occurrence d’un tir policier. L’attitude de Patrick est avisée et conforme à la loi : il suggère au magistrat de saisir le Comité P. Le magistrat de garde, sous influence des informations en provenance des policiers se trouvant sur le parking, préfère ordonner à Patrick de contacter le médecin légiste David (prénom fictif) afin qu’il « se rende au chevet de l’enfant afin de déterminer s’il y a ou non blessure par balle ». Cette « vérification » qui, insoutenable légèreté, a été faite par téléphone, nous ramène aux déclarations du procureur du Roi Henry, lors de la conférence de presse du 22 mai 2018 : « Les renseignements fournis aux policiers ont été confirmés. On a demandé à un médecin légiste de prendre contact avec son collègue urgentiste. Et ce médecin urgentiste qui avait constaté le décès a dit : “C’est un traumatisme crânien, cela n’a rien à voir avec l’utilisation d’une arme à feu.” »

Mais là encore, cela ne colle pas. Lors de son interrogatoire par le Comité P, le Dr Johan a certes confirmé que le 17 mai, quelques temps après avoir déposé le corps de Mawda à Jolimont, il a été appelé par le Dr David. Toutefois, il a totalement démenti avoir « exclu » la possibilité d’une mort par balle. Plus stupéfiant encore, le Dr Johan a révélé qu’au petit matin du 17 mai, il a aussi été appelé par « un magistrat du parquet du procureur du Roi » : « Cette personne me demande si l’enfant aurait été atteinte par une balle d’une arme à feu. Je suis très surpris, je réponds que je n’ai jamais entendu parler de l’usage d’une arme à feu. J’explique ce qu’on m’a dit des circonstances du drame, que j’ai vu une plaie au niveau du visage. Ce magistrat me demande si cette plaie peut être causée par une balle d’arme à feu. Je réponds alors que c’est possible, ce n’est pas exclu. »

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Il faut bien peser la gravité de ce témoignage car, durant toute la journée du 17 mai, le parquet de Mons va marteler qu’il est « exclu » que Mawda ait été tuée par une arme à feu. Or Johan dit avoir confié une information exactement inverse au « magistrat » qui l’a appelé. Toutefois, ce médecin a gardé le souvenir, mais sans être formel sur ce point, que le magistrat qui l’a contacté cette nuit-là était « une femme ». Or le magistrat de garde au parquet, on l’a vu, était un homme. Cette interlocutrice mystérieuse était-elle bien un membre du parquet ? Se serait-il plutôt agi d’une policière ? Qui a passé cet appel ? Une enquête de téléphonie, et il y en a eu beaucoup dans ce dossier, aurait peut-être pu l’établir.

Du mensonge idiot au mensonge d’Etat

Sur le parking de Maisières, la nuit du drame, trois versions totalement fausses des faits ont circulé. Il fut d’abord question d’un « enfant tombé ». Dans un second temps, quand le coéquipier du policier tireur avertit sa hiérarchie de l’occurrence d’un coup de feu, un nouveau scénario ne reposant sur aucun fait et sur aucun témoignage circula et remonta jusqu’au parquet : selon celui-ci, il n’y avait pas eu un tir, mais deux, le second coup de feu imaginaire provenant évidemment de la camionnette où se trouvaient les migrants. Dans une troisième phase, quand on apprit sur le parking que le médecin urgentiste contacté par le légiste David avait « exclu » une mort par balle, les histoires du « deuxième tir » imaginaire et celle de l’enfant « tombé », tels des brouillons, furent abandonnées pour aboutir à une version mensongère ultime : désormais, l’enfant n’était plus « tombé », mais il n’avait pas non plus été tué par un tir. Non, on disait que Mawda avait été blessée mortellement par des passagers du véhicule poursuivi.

De bonnes âmes diront peut-être que toutes ces versions inventées furent vaines ; qu’en mettant l’affaire à l’instruction et en demandant une autopsie de la victime, les autorités judiciaires montoises limitèrent la nuisance de ces mensonges idiots. Il n’en reste pas moins qu’il est démontré que des policiers ont menti. En fermant les yeux sur cette évidence, le parquet – peut-être gêné lui-même par le rôle trouble de l’un de ses représentants– a conféré à des manœuvres policières maladroites d’étouffement de la vérité une dimension de mensonges d’Etat.

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