Ukraine, dans l’enfer de Severodonetsk

Dmytro Mosur, 32 ans, qui a perdu sa femme lors du bombardement de la ville voisine de Severodonetsk le 17 mai, tient dans ses bras ses jumelles de 2 ans alors qu'elles attendent d'être évacuées de la ville de Lysychans'k, dans l'est de l'Ukraine, le 20 mai 2022. | © ARIS MESSINIS / AFP.
Depuis la chute de Marioupol, c’est sur cette ville du Donbass que s’acharne l’armée de Poutine: 4 000 obus quotidiens.
D’après un article Paris Match Belgique de Danièle Georget
C’est un tonnerre qui ne s’arrête jamais. Il fait partie du décor, à longueur de jours et de nuits, et seule une variation d’intensité rappelle qu’il faut courir vers les abris. Mais, parfois, il est trop tard. Comme à l’école no 18. Quand l’obus a tapé l’étage, trois personnes qui étaient dans la cour n’ont pas eu le temps de rejoindre les sous-sols. Elles sont mortes où, quelques jours plus tôt, Valia, gamine bavarde d’une dizaine d’années, fière de ses boucles d’oreilles en or, avait été filmée racontant que la vie, bien sûr, était difficile à Severodonetsk, mais amusante aussi, avec tous les autres enfants réfugiés dans l’école…
En montrant la file d’attente devant les barbecues improvisés qui donnaient à la cour de récré l’allure des fêtes de fin d’année, elle adoptait le discours d’une vieille philosophe : « Tout a un début et une fin, et tout ceci finira bientôt. Les choses redeviendront ce qu’elles doivent être, chacun retrouvera la place qui est la sienne, personne n’ira où il ne doit pas aller. » Ainsi parle une enfant de la guerre.
Qu’est-elle devenue, Valia, dans cette musique ininterrompue qui annonce que la pince russe se resserre sur Severodonetsk comme le casse-noix sur la coque ? Matthias Bruggmann, photographe suisse de 44 ans, a enregistré ce bruit de percussion qui accompagne toute sortie dans ce qui est encore la capitale ukrainienne de l’oblast de Louhansk, à 30 kilomètres seulement de la frontière (non reconnue) d’une république autoproclamée qui revendique le même nom. Il a choisi de suivre un drôle de bataillon, un corps hétéroclite de civils composé, entre autres, du claviériste d’un groupe punk, de sa compagne travailleuse sociale, d’une employée de supermarché, d’une pharmacienne, d’un retraité de la marine marchande et d’un champion de taekwondo, accompagné de son chien sharpeï.
« Des vrais, des purs », s’émeut-il. Mais des fauchés… Ils sont équipés de vieilles voitures dont les pneus ne cessent d’éclater sur les débris de ferraille. Et c’est ainsi que, malgré les bombes, et souvent sous les bombes, ils font du porte-à-porte pour amener des vivres, convaincre une babouchka qui n’a plus toute sa tête, une femme enceinte effrayée à l’idée d’accoucher sur la route, qu’il est temps de partir, qu’il n’y a de place pour personne ici, pas plus pour les vieux, les pauvres, les malades, que pour les têtus ou les inconscients… « Le Donbass, c’est l’enfer ! » a annoncé le président Zelensky. Qu’ils se sentent ukrainiens ou même russes, tous les habitants de Severodonetsk sont traités à égalité sous un déluge de 4 000 obus quotidiens. L’herbe repoussera-t-elle où les armées de Vladimir Poutine sont passées ?
On dirait que rien ne change sous ces latitudes. Ici ont longtemps vécu les Cosaques zaporogues, ces paysans guerriers qui élisaient chaque année leur chef. Rien ne le distinguait que la hauteur de sa toque. Et lorsque la campagne s’annonçait, contre les Tatares le plus souvent, aucun gendarme n’avait besoin de sonner la mobilisation. Trois ou quatre siècles après leur disparition, Arthur Quesnay, docteur en sciences politiques de retour du Donbass, coauteur d’une tribune parue dans Le Monde sur l’urgence de l’aide à apporter, est encore étonné par l’efficacité de cette « organisation horizontale ». Il note, certes, le surprenant pouvoir de résilience de l’État, jamais K.-O. malgré la violence des coups : « La police, les pompiers, tout cela continue de fonctionner. » Mais ce qui le sidère le plus, c’est la mobilisation de ces réseaux, structurés par les municipalités. À côté, les grandes ONG, « sous parapluie de l’Onu », ressemblent à de gros hannetons alourdis par leur administration.
Seuls les plus pauvres, les plus vieux, les plus malades sont restés. Ils doivent subsister dans une ville retournée à l’âge de pierre
En février, une semaine avant le début des hostilités, elles ont évacué leurs médecins, leurs humanitaires, de la zone déclarée rouge. En d’imposants convois, ils ont filé vers Lviv, où, certes, le travail auprès des réfugiés, des déplacés, ne manque pas, mais où l’on est à plus de 1 000 kilomètres du Donbass martyrisé… Aucune aide à distance n’a été mise en place. Dans des bureaux comme vidés par un coup de vent, on trouve encore, outre des ordinateurs, des cartons de préservatifs, souvenirs d’une époque où la lutte contre le sida était jugée prioritaire. Un poisson rouge, oublié dans son bocal, tourne en rond, seule présence encore vivante. Toute l’aide internationale a disparu. Reste une église évangélique. Et surtout l’équipe municipale et la Croix-Rouge nationale, qui s’appuient sur des hommes et des femmes « de bonne volonté », sans sigles ni moyens, sans salaire, pour organiser les évacuations, l’arrivée de nourriture, sa distribution, seul moyen de survivre devant des boutiques barricadées, des stocks vidés. Ils répartissent les lampes de poche, les rares médicaments récupérés dans les ruines d’une pharmacie.
Philip coordonne la logistique, c’est un ancien étudiant en philosophie passé par Prolieska, une ONG nationale. Parfois, on l’aperçoit photographier. Ce n’est pas seulement pour nourrir le compte instagram @humhub_severodon, mais parce qu’il lui faut des justificatifs. En l’absence de reçus, de notes tamponnées, il envoie des photos en se disant que, pendant la guerre au moins, il y aurait plus besoin de psychologues que de comptables… Grâce à eux, il réussirait peut-être à convaincre les derniers récalcitrants de choisir l’exode et, s’il disposait d’un vieux camion blindé, comme ceux des transports de fonds par exemple, ce serait encore mieux.
Severodonetsk, 100 000 habitants avant la guerre, serait pour les Russes un nouveau Marioupol. Ville russophone, arrachée à leur appétit en 2014 par le bataillon Aïdar, autre bande de « Nazis et de drogués » recrutés parmi les manifestants du Maïdan, à Kiev, qui, au prix d’une centaine de morts, avaient fait basculer l’Ukraine du côté de l’Europe et de la démocratie. Severodonetsk les a, elle aussi, humiliés.
Un palais de l’ère industrielle «au bois dormant». Tout y est figé
En guise d’usine Azovstal, les Russes y trouveront Azot, une immense usine chimique avec ses abris antiatomiques qui servent encore de refuge. Elle est le joyau du royaume de Dmytro Firtache, un des hommes les plus riches d’Ukraine, qui ne sait plus quoi faire pour prouver qu’il n’est pas, ou qu’il n’est plus, le vassal de Poutine. Depuis l’Autriche, où il est réfugié, espérant échapper à la demande d’extradition américaine lancée « en raison d’une mise en accusation fondée sur des allégations de stratagème de corruption qu’il récuse catégoriquement » (communiqué de ses avocats, parmi lesquels un certain Rudy Giuliani, ancien maire de New York et proche de Donald Trump), Firtache publiait en janvier une tribune se résumant à cette interrogation : « Pourquoi l’Ukraine ne peut-elle pas être la Suisse de l’Eurasie ? » Un mois plus tard, il avait sa réponse et prenait position contre une invasion « gratuite et injustifiée ». N’a-t-il pas peur d’être victime de l’épidémie fatale à tant d’oligarques ? Il répond : « C’est dur à dire, mais je n’ai pas le choix. »
Certains ont affirmé que l’explosion d’une usine comme la sienne, chargée d’ammoniaque, pourrait avoir le même effet que celle du port de Beyrouth. La direction s’est empressée de les contredire, annonçant que tout danger était écarté, que la production était à l’arrêt et les produits dangereux recyclés ou évacués. Les cheminées gigantesques qui dominent le boulevard des Chimistes sont un peu comme la tour Eiffel, le rappel d’une grandeur passée quand, dans une mine voisine de quelques kilomètres, un certain Stakhanov inventait la gloire du travailleur par la performance.
Les engrais azotés, fabriqués à partir de gaz naturel, ont formé, avec le blé et le tournesol, la richesse de l’Ukraine. Désormais, leur prix, indexé sur celui du gaz, s’envole jusqu’à faire trembler les marchés, en jetant le doute sur les résultats des moissons 2023, alors que la planète a de plus en plus faim.
Dans les rues désertes, on aperçoit parfois un homme, grimpé dans un arbre. Il scie une branche. Pas d’autre moyen de faire du feu. Le courage des employés municipaux qui se sont acharnés à réparer les lignes sectionnées, les canalisations explosées, n’y a rien changé : la ville est retournée à l’âge de pierre. On y rêve des anciennes fumées toxiques comme d’un temps où on pouvait manger à sa faim, enterrer ses morts ailleurs que dans des fosses communes.
Avant le début de la guerre, dont on ne peut pas oublier qu’ici, elle a commencé en 2014, l’oblast de Louhansk possédait plus de 40 entreprises métallurgiques, on y fabriquait des wagons de chemin de fer, les tunnels du gazoduc qui relie la Russie à l’Allemagne, on y produisait 3,7 % de la richesse de l’Ukraine, quand le Donbass tout entier en produisait 11 %. Comme dans un palais de l’ère industrielle « au bois dormant », tout y est désormais figé. Sauf les fantômes. On dirait même que le vacarme de l’artillerie les réveille. Ceux des paysans dont la mort par la faim a fait partie du grand plan quinquennal de Staline, ceux des soldats de l’Armée rouge pris entre les balles de l’envahisseur allemand et celles des commissaires politiques qui leur interdisaient de reculer.
L’écrivain Vassili Grossman les a entendus crier : « Mineurs, en avant ! Les mineurs ne reculent pas ! » Une nuit de février 1942, tout près d’ici, il notait dans ses carnets de guerre : « Dans un champ, nos soldats ont repéré près de meules de foin trois mitrailleurs allemands. Ils les ont encerclés, puis ils ont crié : “Rendez-vous !” Les Allemands ont gardé le silence. En fait, ils étaient là, debout, morts gelés… Apparemment, ils avaient été disposés par des farceurs. » Après la guerre, les vaincus reconstruiront Severodonetsk, que les généraux de Poutine s’emploient aujourd’hui à détruire, comme si les terres du Donbass continuaient à appartenir à ces « terres de sang » décrites par l’historien Timothy Snyder. Les eaux claires de la rivière Donets cachent bien leur jeu. Kharkiv, Izioum, Roubijne, Lyssytchansk, Severodonetsk… Autant d’escales, autant de ruines. Le chemin de croix du Donbass.
Pour donner aux groupes de volontaires présents au Donbass : Vostok-sos.org/en.
Danièle Georget est coauteure du « Dictionnaire amoureux de l’Ukraine », éd. Plon, 432 pages, 24 euros.