Kazakhgate, une pièce en huit actes pour comprendre l’affaire

De coups de théâtre en découvertes surprenantes, le Kazakhgate oscille entre vaudeville et polar politique.
Kazakhgate : un terme mystérieux pour nommer une affaire tentaculaire, qui agite depuis plus de 25 ans la Belgique de manière souterraine. Pour en décrypter les tenants, aboutissants et moments-clé, Paris Match se plonge dans l’écriture théâtrale d’une pièce non-fictive, tirée du réel avant d’être hypothétiquement portée sur les planches.
Le titre de la pièce est inspiré de myriades d’autres scandales à connotations illégales qu’on aurait essayé d’étouffer – le Watergate, le Monicagate et plus récemment le Pénélopegate -, de manière à ce que la Belgique ait enfin le sien : le Kazakhgate. On en convient, ça ne fait pas très belge, « Kazakh », mais il fallait au moins ça pour planter le décor : celui d’une affaire chaque jour plus complexe, au fur et à mesure que le rideau se lève sur la vérité.
Le personnage principal est Patokh Chodiev, aujourd’hui la soixantaine avancée, ancien haut fonctionnaire russe d’origine ouzbèke qui a fait fortune dans le pétrole et les minerais au Kazakhstan. Installé depuis 1991 en Belgique, Chodiev a obtenu la nationalité belge en 1996 grâce à l’appui de l’ancien bourgmestre MR de Waterloo, Serge Kubla. Il est flanqué de deux personnages de second plan, Alexander Mashkevich et Alijan Ibragimov, vieux camarades proches du président kazakh Nazarbaïev. C’est que Patokh Chodiev est apprécié des hommes d’État forts : Vladimir Poutine lui-même le rêve comme futur président de l’Ouzbékistan. Ensemble, les trois milliardaires se partagent les parts d’une société bien cotée en bourse, « Eurasian Natural Resources Corp ». Ses affaires font de Chodiev la deuxième fortune de Belgique et le classent à la 949ème position mondiale des hommes les plus riches au monde, d’après Forbes.

Parmi les autres personnages principaux de la pièce Kazakhgate, on retrouve l’ex-président Sarkozy, l’un de ses proches conseillers Jean-François Etienne des Rosaies et son représentant en Asie centrale de l’époque, Aymeri de Montesquiou, une avocate niçoise nommée Catherine Degoul et l’ancien député Armand De Decker.
L’action se déplace d’une luxueuse villa kazakh à l’Elysée parisien, avec de nombreux détours par la Belgique, et notamment ses tribunaux. Certaines scènes sont jouées dans l’ombre, de manière que ce qui s’y déroule relève parfois de l’occulte. Le secret, les détournements et les amitiés utiles font majoritairement l’ambiance de ce récit aux implications non-fictives.
Premier acte : Le bourbier Tractebel
L’action se déroule entre 1997 et 1999 et débute avec le rapprochement entre Patokh Chodiev, dont les affaires sont fructueuses au Kazakhstan, et la société d’ingénierie belge Tractebel. Voulant s’installer dans le pays, cette dernière décide de s’associer avec le businessman. Avec ses deux compagnons d’affaires, Mashkevich et Ibragimov, il entre dans le capital de la filiale kazakh de Tractebel. Dans ce cadre, l’entreprise déboursera plus de 51 millions d’euros en commissions. De quoi inquiéter la justice belge, qui ouvre une enquête fin 1999 : ces commissions auraient servi à financer des pots-de-vin à de hauts fonctionnaires du Kazakhstan, dans le but d’obtenir des concessions gazières. L’enquête ne parvient pas à démontrer l’existence d’un système de corruption, mais Tractebel se retire pourtant du pays, perdant au passage de grosses sommes en revendant à bas prix toutes ses concessions.

Second acte : Chodiev dans le colimateur de la justice belge
Suite à l’affaire qui les lie à Tractebel, les trois hommes, dont Chodiev, sont accusés de pas moins de 48 chefs d’inculpation, selon Le Monde : corruption, faux, association de malfaiteurs et blanchiment d’argent sont au programme de ces poursuites qui dureront plus de dix ans – en faisant l’un des cas les plus longs de l’histoire pénale belge.
Acte III : Les hélicoptères de Sarkozy
Octobre 2009, coup de théâtre. Nicolas Sarkozy est fier de la signature d’un gros contrat pour la France : une transaction d’un milliard d’euros avec le Kazakhstan. Et les bonnes affaires ne sont pas prêtes de cesser, puisque le président entend bien vendre au pays d’Asie centrale 295 locomotives françaises, ainsi que 45 hélicoptères d’Eurocopter, pour un montant final de plus de 2 milliards. Mais le président Nazarbaïev impose ses conditions : la levée des poursuites belges contre son proche ami Patokh Chodiev et ses deux acolytes, tous trois importants pour la vitalité économique du pays.

Acte IV : Il faut sauver le soldat Chodiev
L’action se poursuit à Paris, où se trouve toujours Nicolas Sarkozy, très préoccupé par l’avenir de Chodiev et de ses affaires avec son pays d’origine. Etienne des Rosaies, chargé de mission à l’Elysée, est sommé de trouver une solution, quoi qu’il en coûte, avec l’aide de Montesquiou. Il engage Catherine Degoul, une avocate dont le mentor n’est autre que Jacques Vergès. Elle devra désormais défendre Chodiev, et ce afin de « veiller sur les intérêts de la France », une mission qu’elle accepte avec beaucoup d’honneurs, quitte à mettre désormais des œillères. Son but ultime ? L’abandon des poursuites contre le milliardaire kazakh. Elle s’entoure pour cela d’avocats belges, dont Armand De Decker, qui semble revenu à la profession alors même qu’il est toujours vice-président du Sénat belge.
Acte V : Une transaction salvatrice
Une « transaction pénale », voilà ce qui pourrait sortir Chodiev d’affaire, imagine l’équipe Degoul, et permettre au gouvernement français de conclure un deal juteux. Les scènes suivantes se déroule dans l’ombre des visites informelles et des tribunaux. Le 31 mars 2011, la loi est votée : elle permet désormais, en Belgique, de régler certains litiges du pénal par l’argent. La première transaction fera l’affaire de Patokh Chodiev, qui échappe ainsi à ses poursuites pour un montant de 22 millions et demi d’euros, le 17 juin 2011. Une véritable aubaine pour l’homme d’affaire : aucune condamnation et un casier resté vierge. Pour son aide, De Decker empoche 734 346 euros pour 350 heures de travail – davantage que n’importe quel autre avocat belge au pénal, pour de simples conseils sur la loi belge –, mais sans aucune trace d’honoraires pour autant.

Acte VI : Retour de flamme
Armand De Decker se prend les pieds dans le tapis. C’est que, depuis la levée des poursuites contre Chodiev, la justice française a mis le nez dans les comptes d’Aimery de Montesquiou et d’Etienne des Rosaies : l’Office central de répression de la grande délinquance financière français découvre qu’ils ont perçus, en cash, des commissions mystérieuses. 200 000 euros pour l’un et plus de 300 000 euros pour l’autre, reçus de Chodiev par l’intermédiaire de Catherine Degoul, en échange de leur « soutien » dans le sauvetage du très riche kazakh. Au total, ce sont cinq millions d’euros qui ont été confiés, en liquide, à l’avocate. Le reste de la valise est introuvable, d’un point de vue légal, du moins.

Acte VII : L’e-mail
L’enquête se poursuit et un e-mail évocateur est découvert : envoyé par Etienne des Rosaies et adressé au ministre Claude Guéant, il dévoile de manière très claire l’implication de l’ancien président du Sénat.
Pour résoudre cette affaire, un texte de loi a été voté il y a un mois, organisé et suscité par Armand De Decker qui a sensibilisé trois Ministres : Justice, Finances et Affaires étrangères.
Dans cet échange, Etienne de Rosaies qualifie De Decker de « parent » et glisse : « À la veille du salon du Bourget, M. Chodiev a une dette – je pèse mes mots – immense à l’égard de la France ». Une dette qui pourra se régler pour la bagatelle de 45 hélicoptères et 295 locomotives.
Même si la défense de l’ex-sénateur soutient que l’e-mail n’est qu’un « tissu d’inepties », De Decker est aujourd’hui relevé de toutes ses fonctions au sein du Mouvement réformateur.
Acte VIII : Le « Kazakhgate »
Côté belge, ce n’est qu’en 2014 que la justice se penche sur ces accusations. En janvier 2017, plus de 25 ans après les premiers rapprochements entre Patokh Chodiev et la Belgique, la commission d’enquête parlementaire dites du « Kazakhgate » se met au travail et tente de lever le voile sur les multiples secrets de cette affaire nébuleuse, sous la présidence de Dirk Van der Maelen de sp.a. Son but ultime ? Découvrir si oui ou non, l’adoption de la loi sur la transaction pénale a été facilitée par des pressions belges ou étrangères. En revenant en 1996 d’abord, année au cours de laquelle le milliardaire se voit accorder la nationalité belge, alors même qu’il ne parle pas français. Le premier rapport de l’agent de quartier de l’époque avait d’ailleurs été défavorable, mais un second rapport, rédigé par le commissaire adjoint de la police de Waterloo lui-même, avait primé sur la décision – soutenue par Serge Kubla, alors voisin de Chodiev. Aujourd’hui, le commissaire adjoint affirme n’avoir jamais signé le papier, et que sa signature a été imitée.

Depuis son ouverture, le dossier passe de mains en mains, ne facilitant pas l’avancée de la procédure. D’abord confié au parquet de Bruxelles, il a transité par le parquet général, avant de finir sur le bureau du ministre de la justice. La raison de ces derniers changements n’en finit pas de poser des questions sur les implications des uns et des autres : la découverte d’un versement de 25 000 euros à une association scoute présidée par Jean-François Godbille, magistrat. Le joli « présent » a été offert par la Fondation de la Princesse Léa, qui a ensuite affirmé à la RTBF que c’est Armand De Decker himself qui lui aurait demandé d’effectuer cette transaction. À l’époque, Godbille faisait partie du parquet de Bruxelles qui avait permis à Patokh Chodiev de s’en tirer grâce à une transaction pénale. « Un cadeau empoisonné », pour le magistrat réputé incorruptible, à qui on avait assuré que l’argent provenait de l’Ordre de Malte et qui n’a de cesse de clamer son innocence depuis.
Tombé de rideau. Suite à la prochaine représentation.