Ouragan Irma : Saint-Martin, les images du désastre

Après Irma, les images du désastre. | © AFP PHOTO / Martin BUREAU
Après le passage d’Irma, l’île de Saint-Martin est ravagée et la population se sent abandonnée.
D’après un article PARIS MATCH FRANCE de notre envoyé spécial à Saint-Martin, Arnaud Bizot
Résidence Mimosas. Terrorisés, Stéphanie, Maud, leurs maris et leurs cinq enfants se sont réfugiés dans les toilettes de leur maison, « à tenir quatre murs qui bougeaient ». De 2 à 9 heures du matin, ils ont prié. Comme tous les habitants, ils s’étaient confinés vers 23 heures, à l’heure où régnait un silence total : même grenouilles et colibris s’étaient tus. Ils ont attaché tout ce qui pouvait se transformer en projectiles et attendu dans le salon bétonné. Mais, très vite, les vents ont fait exploser le double vitrage.
« Saloperie vicieuse »
À Mont-Vernon 3, c’est dans l’entrée, pendant deux heures trente, que Christophe, Valérie et leurs enfants, Thibault, Marion, Romain, Natéa et Hisaé, se sont enfermés, tentant de bloquer la porte avec leurs pieds. Leur voisine Cathy, pas croyante pour un sou, s’est pour la première fois adressée à Dieu : « Faites que ça s’arrête. » À côté, Christophe et les siens ont vu, incrédules, leurs vitres épaisses « gonfler comme des ballons ». Olga se souvient de sa terreur dans la « panic room » : « Dehors, des bruits indescriptibles, comme une horde de loups hurlants mêlés à des cris de nouveau-nés. Et d’incessants chocs de tôle qui compressaient nos oreilles. »
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Puis tous ont vécu le passage de « l’œil ». « Une saloperie vicieuse », de l’avis général. Tout s’arrête. Plus un souffle, le ciel est parfois bleu, on quitterait presque son abri si l’on ne savait pas que, une heure après, ça allait repartir de plus belle, d’un coup sec et, cette fois, dans la direction opposée. Mais les médecins de l’hôpital de Marigot ont profité de cette accalmie, à 6 h 30, pour transférer leurs vingt-deux patients du bloc opératoire aux cuisines, situées au sous-sol.

Des rafales à 346 km/h ont fait exploser la centrale EDF, voler des conteneurs, retourner des bus
« Celui qui dit ne pas avoir eu peur ou celui qui n’a pas pensé mourir ment ou se vante », résume Franck, restaurateur. Alors, quand, hagards, ils ont pu quitter leur tanière de fortune, tous ont prononcé la même phrase : « On est en vie ! » Des rafales à 346 km/h ont fait exploser la centrale EDF, voler des conteneurs, retourner des bus. Des bateaux qui mouillaient dans la marina de Fort-Louis ont atterri dans le cimetière. La plage qui relie Sandy-Ground au lagon a disparu. A Anse-Marcel, trois catamarans bouchent l’entrée de la marina où une quarantaine de navires se chevauchent. Comme tous les hôtels de Saint-Martin, le Riu Palace, grand luxe, est démoli. Le vent a aplati toutes les écoles anticycloniques, arraché les toitures de centaines d’entrepôts, éventré les centres commerciaux. Le Monster Garage, où trente voitures sont enchevêtrées, ressemble à une sculpture de César.

Sur les routes : des blocs de pierre, des troncs d’arbres, des poteaux électriques, des lave-vaisselle, des jouets d’enfants, des pneus, des meubles. Ici, un billard ; là, des canapés. La vie d’une maisonnée, balayée vite fait, à la pelleteuse, règne maintenant sur les bas-côtés. La végétation était superbe. Tous les verts imaginables. L’eau de mer l’a entièrement brûlée. Les prairies, l’herbe des jardins, brûlés aussi. Les montagnes, envahies de morceaux de tôle, comme si des avions s’y étaient crashés. Tout le paysage a viré au marron cafardeux. Les branches se meurent, elles ont perdu leur sève et leurs feuilles. Les iguanes, affamés, errent sur le macadam. Dans une immense résidence des Terres-Basses, perchée sur la falaise des Oiseaux, un anémomètre s’est détaché avant d’avoir pu afficher 397 km/h. Ici, les villas valent entre 1 et 25 millions d’euros et se louent jusqu’à 50 000 euros la semaine. La propriété de Donald Trump est momentanément occupée par huit membres de son personnel.
D’innombrables habitations, restaurants, bars et hôtels situés à moins de 50 mètres de la mer, ne sont pas assurés
Les rescapés, souvent en larmes, constatent les dégâts. Maud a perdu sa maison. Son amie Alexandrine avait acheté la sienne en mars ; tout ce qu’elle possède tient désormais dans une valise. Christophe, lui, a vu à terre les locaux de son entreprise de rénovation Cela. Trois cent mille euros de marchandises chez des clients eux-mêmes sinistrés. « C’est comme ça, dit-il, philosophe. On est en vie. » Son pote Lilian possède un petit hôtel, Hévéa, neuf chambres. Il en reste trois. « On fait partie des nouveaux pauvres ! » plaisante-t-il. Thibault, 21 ans, le fils de Christophe, n’a pas reconnu son studio en bord de mer. Toutes ses affaires étaient dans le sable, mélangées à celles des voisins, à des algues, des bouts de bois, des cadavres d’animaux. Yves et Cathy, kinésithérapeutes, ont eu de la chance, sauf pour la voiture de Cathy, Ils ont vécu Luis, en septembre 1995. L’ouragan est resté trente-six heures sur l’île, le passage de l’œil a duré onze heures, mais il a fait moins de dégâts. Nous croisons par hasard Jacques, le représentant du groupe Allianz, qui assure 20 % de Saint-Martin. Il estime le montant des dégâts à 5 milliards, 1 milliard pour sa compagnie. « Détail » : d’innombrables habitations, restaurants, bars et hôtels situés à moins de 50 mètres de la mer, ne sont pas assurés.
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La maison d’Olga, près de la plage, à Grand-Case, n’est plus qu’un souvenir. Elle nous la montre avec le sourire. Puis nous fait visiter le village. Les restos de ribs, les petits bars, le Blue Martini, le Rainbow Café… tout a disparu. Joseph, maçon, et Mina, femme de ménage, balaient la rue boueuse devant chez eux en chantonnant. Ils ont tout perdu mais sont des miraculés. Quand on leur a conseillé d’aller s’abriter ailleurs, ils ont dit, comme beaucoup de Saint-Martinois, tous très croyants : « On s’en remet à Dieu. » Plus loin, Julien, chauffeur, est aux anges. Son habitation a morflé mais elle est debout : « Regardez ! Mes volets sont en bois, comme faisaient les anciens ! » Et il désigne, en face, deux maisons dont les rideaux en alu n’ont pas résisté.

Syndrome postcyclonique
Sur les 38 000 habitants de la partie française de Saint-Martin, 20 000 sont sans toit. Beaucoup de « métros » disent vouloir quitter l’île. « C’est le syndrome postcyclonique », estime un médecin. Il est légiste. Jeudi dernier, la préfecture lui a demandé ses disponibilités pour les autopsies. Il a demandé combien il y avait de victimes. « Vingt », lui a-t-on répondu. On parle de chiffres bien plus élevés – 400 aurait confié un policier à son ami Christophe. Une rumeur de plus. On m’explique : « Ici, les clandestins, très nombreux, ne comptent pas. » A l’époque de Luis, Yves avait un centre de plongée et des bateaux en location. « Officiellement, il y a eu 12 victimes. J’ai personnellement récupéré 25 cadavres dans mes bateaux. Et des bateaux, il y en avait plein le lagon. »
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Aéroport de Grand-Case. Il a vaguement rouvert, mais seulement pour les avions militaires. Ne redécollent, le samedi, que les blessés graves, les femmes enceintes ou les mères d’enfants de moins de 3 ans. Une centaine de touristes mais aussi des « métros » et des locaux, avec leurs bagages, attendent. Ils espèrent passer les contrôles, certains grâce à de faux bandages…
Partout, sur l’île, on vit désormais à l’ancienne, sans portable. Les rendez-vous sont incertains. Les gens se rencontrent par hasard, garent leurs voitures, papotent quelques instants. « Sur les dix antennes-relais, neuf sont à terre », déplore Sébastien, représentant de THDTEL (très haute définition téléphonie). Pour le moment, les autorités ont interdit à l’hélicoptère affrété par sa société de se poser avec son chargement de pylônes neufs. Alors il cherche des barges en Guadeloupe ou en Martinique. Après quoi il faudra au minimum trois semaines pour les installer. Il a réussi à faire fonctionner une puissante borne Internet, dans les Terres-Basses. L’antenne survivante se situe en haut d’une colline, Morne O’Reilly, qui domine Marigot. On vient de toute l’île pour y téléphoner. Dans des quantités de langues, chacun donne des nouvelles aux siens, généralement affolés. « Alors, c’est vrai que les prisonniers de la prison de Pointe-Blanche, côté néerlandais, se sont échappés ? » Faux. Seul un mur s’est effondré. « Et tous ces pilleurs lourdement armés ? » Le patron de feu le restaurant Spinnaker, à Marigot, résume la situation : « C’est une honte, ces pillages. La préfète est une amie, je ne me gênerai pas pour le lui dire. »

« C’est de la très grande échelle, on est dans le sauvage », ajoute, dégoûté, un entrepreneur. Les pilleurs. Principalement des illégaux de Haïti, de Saint-Domingue, de la République dominicaine et un peu de la Jamaïque. Quelques locaux aussi, dans le besoin. A l’approche de chaque ouragan, ils s’organisent, choisissent leurs cibles. Pour Irma, ils ont même opéré pendant le passage de l’œil ! Jean, retraité, les a vus à la marina Royale désosser pendant près d’une heure des bateaux épargnés par l’ouragan. Puis certains ont « fracassé » les bâtiments des douanes et se sont servis « dans le proche dépôt d’armes », nous assure un policier. Donald Trump aurait pensé, un temps, envoyer les GI pour protéger sa maison. D’autres pilleurs, en bandes, parfois armés de gros calibres et en tout cas de machettes, ont « travaillé » au chariot élévateur. « Ils ont défoncé mon entrepôt, se lamente le patron de Tout à louer. Pour piquer des groupes électrogènes, des scieuses diverses, des pompes à eau. » Ailleurs, c’étaient des télés, du matériel hi-fi, des vêtements, et même des planches à repasser. Ils ont aussi raflé tout Metro, en trois heures, « devant trois pauvres gendarmes qui veillaient… mais à ce qu’il n’y ait pas de bagarres entre eux ! » se scandalisent plusieurs témoins. Chez Cash and Carry, ils les ont observés « se faire la courte échelle dans les rayons et sortir des produits en se faisant la chaîne ! Les plus jeunes poussaient à scooter des chariots pleins à ras bord. D’autres arrivaient en marche arrière avec des camions ». A Marigot, tous les restaurants chinois, dont les sous-sols regorgent de réserves, y sont passés. Comme les cuves de Cadisco, la station-service. « Y a plus rien à prendre », a tagué le propriétaire d’un garage de la zone industrielle de Hope-Estate.
Le jerrican de 20 litres se négocie 120 euros au marché noir, où les pilleurs revendent discrètement leur butin
Ailleurs, au même moment, des clients français ont eu l’autorisation « de la bouche même du patron » d’aller se servir. « La marchandise va pourrir, je suis assuré, ne vous gênez surtout pas ! » Ils se sont retrouvés tout excités dans la chambre froide de Leader Price, attrapant au hasard, dans le noir, ce qu’ils touchaient. Chez Grape Wine : foie gras, magrets, saucisson, grands vins, dont du corton grand cru 2004. Chez Netter, enfin, grossiste en tout genre, pâtes, conserves, biscuits. Ils se sont tout de même sentis un peu gênés, parfois, de ressortir les cabas pleins. « Mais il n’y avait personne à la caisse… »
Marigot, samedi 9 septembre. Balade dans les ruelles commerçantes. Un distributeur bancaire arraché. Une parfumerie aux étagères vides, tout comme la boutique Orange. Plus un seul portable. A tous les coins de ruelles désertes, des jeunes, des familles se faufilent en silence sous les rideaux de fer et ressortent avec leur butin. Il ne reste plus grand-chose. Soudain, et pour la première fois, une armée de Rambo de la gendarmerie déboule de nulle part et essaie d’en attraper quelques-uns. Mais les voleurs courent plus vite, et « de toute façon ils sont trop nombreux », lance un gradé à ses troupes. Repli. « Que faites-vous ? » demande un passant, étonné. « Vingt gendarmes sont arrivés en renfort, avant Irma, pour parer aux pillages, s’énerve le gradé. Ils étaient débordés. Cent quarante ont débarqué hier. Les arrêter ? Pour les gardes à vue, les dépositions, il faut du personnel, de la nourriture. Tout ça manque. On ne va pas tirer dessus pour vous faire plaisir, monsieur. On est en France. »

Leur tirer dessus. L’idée résume un état d’esprit assez courant chez les « métros ». Braqués assez régulièrement, nombreux ont des armes, Colt 45, P38, Glock, machettes, battes de base-ball. Ils assurent qu’ils n’hésiteraient pas. Et rêvent d’appliquer une prétendue règle néerlandaise. « Là-bas, pour les pilleurs, la sommation, c’est une balle dans la tête. » A Mont-Vernon 3, comme dans pas mal de quartiers résidentiels, on organise des rondes de nuit. Lampes torches, armes, machettes : la « Friendly Island » joue un peu à la guerre.
Mais on sait aussi s’entraider. De l’étranger, les riches propriétaires de résidences des Terres-Basses ont donné leur accord pour que soient vidées leurs cuves de diesel, afin que démarrent véhicules et pelleteuses. Aujourd’hui, le jerrican de 20 litres se négocie 120 euros au marché noir, où les pilleurs revendent discrètement leur butin. C’est au grand jour, et en s’amusant beaucoup, que les résidents de Cul-de-Sac et d’ailleurs s’échangent un pneu contre un peu d’essence siphonnée dans une voiture hors d’usage, ou du pain contre du café. Une bonne bouteille de vin rouge contre des glaçons, luxe rarissime car la plupart des réfrigérateurs ne fonctionnent plus. Lundi, viandes et poissons que Cathy, qui nous héberge depuis trois jours, a jusque-là cuits et accommodés admirablement, commençaient à se gâter.

On ne va pas tarder à rationner. Alan, un pêcheur dont le bateau a coulé, et sa femme, Gwen, serveuse dans un restaurant démoli, ont trouvé des pâtes et des gâteaux chez des amis, de quoi tenir deux jours avec leur enfant. Mais toutes les familles sont inquiètes. Elles jugent que côté secours, en métropole, il y a eu un léger retard à l’allumage. « Qui se soucie de nous ? s’énerve Lilian. On n’est pas les riches de Saint-Barth’ ! » Au moins, depuis dimanche, l’épicerie de Marigot a rouvert. Dehors, une petite foule. Et l’eau arrive enfin. La toute nouvelle radio Urgences info îles du Nord disait où la trouver. A Cul-de-Sac, des pompiers ont distribué 2 600 bouteilles, mais 100 personnes sont reparties bredouilles. Le lendemain, au carrefour de Hope-Estate, ils étaient 200 à traîner leurs valises sous le cagnard. Pleins d’espoir. Ceux-là ne veulent pas s’approvisionner. Ils viennent s’inscrire pour partir ! Enfin décoller de Saint-Martin…