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Nabil Ayouch (Razzia) : « Casablanca est une ville sauvage, bruyante, sale, chaotique… mais inspirante »

Vidéo Cinéma et Docu

Film choral du réalisateur franco-marocain Nabil Ayouch, Razzia suit la quête d’identité de cinq personnages, entre les montagnes de l’Atlas des années 80 et le Casablanca d’aujourd’hui. Un portait de personnalités fortes doublé de l’évocation d’un pays complexe. Percutant. À découvrir depuis ce mercredi 25 avril sur nos écrans.

Après les attentats terroristes en mai 2003 à Casablanca, Nabil Ayouch avait réalisé le très remarqué Les Chevaux de Dieu. Sélectionné au festival de Cannes, le film retraçait l’itinéraire de radicalisation des terroristes dans les bidonvilles de la ville. Quelques années plus tard, son Much Loved suivait des prostituées à Marrakech. Il fut censuré. Ce 25 avril, son Razzia sort chez nous. Il évoque les identités, territoires et histoires du pays dans le Casablanca d’aujourd’hui. On a rencontré le réalisateur qui nous a confié son histoire de vie, ses combats artistiques et ses envies de transmission.

Paris Match : Avec Razzia, vous abordez la question de recherche d’identité. Pourquoi?

Nabil Ayouch: Ma mère est juive, mon père musulman, j’ai été au lycée catholique et je n’ai pas un nom particulièrement français. En France, j’étais le marocain, quand je retournais au Maroc, j’étais le français. J’avais une identité arc-en-ciel, ce n’était pas facile. J’ai mis du temps à comprendre qu’avoir plusieurs identités était une richesse et que ça permettait de dire les choses différemment. C’est en prenant des cours de théâtre en MJC (Maison de la jeunesse et de la culture en France, ndlr) que je l’ai compris. Et que j’ai ’aujourd’hui le besoin vital d’exprimer des choses par l’art.

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P.M. :  A côté de votre travail de création, vous avez un travail d’éducation et transmission au travers de vos centres au Maroc, « Les Etoiles de Sidi Moumen »? De quoi s’agit-il?

N.A.: On a passé deux ans dans le quartier de Sidi Moumen (celui des anciens bidonvillles, ndlr) en préparation des Chevaux de Dieu, pour comprendre ce qui s’était passé et rencontrer les jeunes et associations locales. Ce travail sur le terrain, je n’ai pas voulu l’arrêter après la sortie du film. A Sarcelles, j’avais vécu la rupture de lien social, le sentiment d’être coupé de là où ça se passe, de la ville et ses lumières… Ce sentiment crée une population en rupture. Parce que c’est beau de détruire du bidonville mais en faisant ça, détruire de l’horizontal pour créer du vertical, on détruit du lien social. Le bidonville, c’est l’horizontal: quand ta maison tombe, celle de ton voisin tombe. Les gens sont liés les uns aux autres. Donc si on détruit ce lien et qu’on ne le ré-injecte pas avec des théâtres, des lieux de vie, des endroits où on peut s’exprimer avec sa voix, son corps, on se tape la tête contre les murs, incapable de se projeter vers l’avenir. J’ai donc créé la fondation Al Zaoua, dont dépendent ces centres pour recréer du lien social, du débat, et permettre aux jeunes de faire autre chose que de tourner en rond dans le quartier. Dans les centres, on enseigne le solfège, le hip-hop, la danse mais aussi l’anglais. On y donne des spectacles… Le centre de Casa a vécu un moment très intense, en 2013, dix ans après les attentats. Les familles des victimes et celles des kamikazes s’y sont retrouvées pour un débat sur la lutte contre la radicalisation.

P.M. : Les Etoiles de Casa est d’ailleurs au centre de votre prochain film…

N.A. : Je suis en effet les élèves de la classe de Hip-Hop des Étoiles de Sidi Moumen de Casa. Ce n’est pas un tournage continu, c’est un tournage épisodique sur un temps long, je prévois un an de travail. Ce sera une fiction du réel. L’idée est de montrer à quel point ce travail, ces pratiques et constructions artistiques sont importantes pour les jeunes et leurs éducateurs.

P.M.: Création et transmission dans une ville et un pays complexes: vous n’avez jamais de moments de découragement?

N.A. J’ai de gros moments de solitude parfois. Mais ils me permettent de repartir plus convaincu. Je suis heureux de vivre à Casablanca, j’aime cette ville, ce pays, l’âme marocaine. Même si c’est parfois compliqué, tant que je pourrais continuer à m’exprimer comme je le fais, je resterai ici.

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P. M.: Pourquoi avoir quitté la France pour le Maroc en 1999?

N. A.: La société européenne me semblait ennuyeuse et figée, en perte de créativité. Il y avait moins de place pour les projets fous, ambitieux. J’avais besoin de « Far West ». Casa est une ville sauvage, bruyante, sale, chaotique… mais inspirante et que j’aime beaucoup. Elle est riche et mystérieuse et ne se donne pas tout de suite, au contraire de Marrakech.

P.M.: Vous dites aimer la ville mais dans Razzia vous portez un regard sans concession sur Casablanca.

N.A. Effectivement, je ne suis pas ministre du tourisme. Ce que je dis c’est MA vérité, mon point de vue, pas une vérité universelle. Et je pense qu’il y a plusieurs manières d’aimer une ville, un pays; parmi ces manières, il y a la possibilité de critique. C’est une chose à laquelle je m’astreints: dire ce que je pense. C’est mon seul devoir.

RAZZIA

« Heureux celui qui peut vivre selon ses désirs ». Le proverbe berbère s’affiche blanc sur fond noir en ouverture du film. Lui succèdent des images aérées des montages de l’Atlas. Un paysage à couper le souffle dans lequel un homme guide un groupe d’enfant. C’est Abdellah (Amine Ennaji), le professeur d’un village montagnard, qui enseigne à sa classe en extérieur et en berbère. On est en 1982, il aime la mère d’un de ses élèves, il aime la poésie, il est libre. Sauf que le Maroc des années 80 vit l’accélération de la réforme d’arabisation du pays. Forcé par un inspecteur à enseigner en arabe classique qu’aucun de ses élèves ne comprend, il se décourage et s’enfuit à « la ville », laissant sa vie, ses élèves et ses rêves derrière lui.

Saut dans le temps, le film suit ensuite quatre personnages dans le Casablanca de 2015. Hakim (Abdelilah Rachid), ouvrier gay et artiste, Joe (le belge Arieh Worthalter), patron juif de restaurant, Inès (Dounia Binebine), l’ado abandonnée par sa mère et Salima (Maryam Touzani), la jeune femme au confort de vie européen que son mari empêche de fumer ou de travailler. Chacun, ils vont chercher leur identité dans un pays qui peine à trouver la sienne, conséquence de cette arabisation montante. Dès lors, faut-il partir ou rester et se battre? Le film du réalisateur franco-marocain pose esthétiquement et sensiblement la question. A chacun de se faire sa réponse.

 

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