Lee Chang-dong nous raconte Burning, son chef d’oeuvre

Lee Chang-dong, lors du Festival de Cannes 2018. | © Reporters / Abaca
Nous avons rencontré le réalisateur sud-coréen Lee Chang-dong, ancien romancier et ministre de la Culture, qui signe avec Burning l’un des plus beaux films de l’année, injustement oublié à Cannes.
Paris Match. J’ai relu la nouvelle de Haruki Murakami après avoir découvert Burning lors du dernier Festival de Cannes et j’ai été impressionné par le travail d’adaptation. Pourquoi ce choix huit ans après Poetry ?
Lee Chang-dong. Auparavant, j’écrivais seul mes scénarios. Mais je me fais vieux et je n’ai plus aussi confiance en moi désormais (sourire). Pour la première fois, j’ai donc fait appel à une co-scénariste, Oh Jung-mi.. Je l’ai rencontrée en donnant des cours de cinéma. C’était mon étudiante la plus intelligente et la plus talentueuse et elle possède une solide connaissance en littérature et en théâtre. Après Poetry, mon précédent film (sorti en 2010, Ndlr), j’ai développé de nombreux projets mais je n’étais jamais convaincu à 100% de la nécessité absolue de les porter sur le grand écran et d’en faire un film. Elle m’a recommandé cette nouvelle de Haruki Murakami, « Les Granges brûlées ». Je l’ai lue et nous avons beaucoup discuté de son adaptation cinématographique avant de nous lancer. Dans les projets que nous avions entamés, il y avait de nombreux sujets qui nous tenaient à cœur, si bien que nous voulions les greffer au « récit » principal. Oh Jung Mi a été étudiante dans les années 90, en plein boom de la lecture des œuvres de Murakami en Corée du Sud. C’est un romancier très populaire auprès des gens de cette génération et elle avait une profonde compréhension de son univers.
Même si en France, vous êtes principalement connu comme cinéaste, vous avez également écrit de nombreux romans. S’attaquer à l’écriture si particulière de Haruki Murakami représentait un challenge excitant à relever ?
Parmi les quelque quatre-vingt nouvelles de Murakami traduites en coréen, nous en avons choisi une qui pouvait être portée au cinéma en Corée du Sud, qui soit originale, non pas pour son histoire, mais pour son atmosphère. Son univers est très conceptuel et son art de romancier repose plus sur le langage et la narration que sur l’imagination. Mais si Burning est une adaptation des Granges Brûlées, il emprunte aussi des éléments à la nouvelle de William Faulkner, intitulée Barn Burning (que l’on peut traduire aussi par les granges brûlées, et qui a été traduite en français sous le titre de L’Incendiaire, Ndlr). Murakami a déclaré ne pas connaître cette nouvelle de William Faulkner quand il a écrit la nouvelle, en 1983, mais je ne crois pas au hasard. Le contenu et le style sont bien sûr très différents. Dans le récit de Faulkner, on suit un agriculteur dans le besoin. Par colère, il brûle des granges de riches propriétaires terriens et le point de vue adopté est celui de son fils qui éprouve une certaine culpabilité. Dans le récit de Murakami, le ton est plus léger, on retrouve son imaginaire, il aborde le thème du réel et de l’irréel. À mes yeux, il existe pourtant un vrai lien entre les deux histoires. Modestement, Burning est la synthèse de ces deux nouvelles.
Nous avions rencontré votre jeune acteur Yoo Ah-in lors du dernier Festival de Cannes. Il nous avait expliqué avoir accepté le projet pour votre regard acéré sur la jeunesse sud-coréenne. Quel est-il ?
Je voulais évoquer l’illusion de nos sociétés contemporaines. D’apparence extérieure, notre monde parait beaucoup plus « cool » qu’avant. Tout est plus aseptisé, plus propre, plus « pratique ». Il y a eu beaucoup d’amélioration et d’avancées technologiques mais nous ressentons qu’il y a toujours un problème, une faille. On sait que quelque chose ne tourne pas rond mais nous avons du mal à saisir le pourquoi du comment. Les jeunes sont les plus confrontés à ce manque existentiel. Avant, nous nourrissions l’espoir de jours meilleurs, nous espérions vivre un futur radieux. Nous connaissions notre adversaire, nous savions pourquoi nous nous battions. Aujourd’hui, nous vivons dans l’illusion d’un monde meilleur qui nourrit le sentiment que le problème ne vient pas du système mais de nous. Cela développe un sentiment d’impuissance et bien sûr cette colère sourde qui monte en nous et qui est au centre du film.
Burning est-il votre film le plus politique ? Une métaphore sur cette jeunesse qui se brûle les ailes à vouloir vivre auprès des riches et des puissants ?
Nous pouvons effectivement le voir comme cela… ou pas (sourire). Il est possible qu’Hae-Mi se soit brûlée les ailes au contact de Ben, mais toute l’histoire est nourrie par la colère et la frustration de Jong-su… Je ne voulais pas d’une fin définitive.
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Jong-su est-il votre alter-égo à l’écran ?
Je le crois oui. Dans le fond, je ressemble beaucoup à ce personnage. Quand j’étais jeune, je marchais comme lui, bouche bée, avec une démarche un peu maladroite. Et puis, c’est un jeune écrivain en devenir, avec une sensibilité à fleur de peau. Il observe le monde qui l’entoure, les sens en éveil, en cherchant le thème de son premier roman. C’est cela qui le sépare des romanciers déjà établis et blasés qui écrivent pour remplir des pages sans réelle conviction… Quand vous êtes un écrivain qui débute, vous avez une espèce d’innocence en vous, vous cherchez du sens à vos histoires. Je suis vieux maintenant, j’ai écrit des romans, fait des films… Je suis quand même un peu éloigné de ce personnage. Mais oui, en mon for intérieur, je suis encore Jong-su. Je pourrai faire des films de divertissement pour séduire un plus large public, je pourrai tourner plus mais je reste cet écrivain en devenir qui se pose plein de questions, qui se complique la vie sur le sens de ce qu’il fait, qui croit qu’il va changer le monde avec son œuvre…
Le cinéma reste un média qui a une grande force de frappe, qui peut encore établir le contact entre ce que veut exprimer l’auteur et son public.
Avez-vous abandonné la plume pour la caméra afin justement de changer le monde en touchant un plus large public ?
Oui, même si le regard des spectateurs sur le cinéma a beaucoup changé. Les jeunes veulent de l’instantané. Ils veulent recevoir le maximum d’informations, tout de suite. Il faut quelque chose qui les provoque ou qui les choque pour capter leur attention. Le cinéma est devenu un produit de grande consommation et la discussion autour des films s’affaiblit… En même temps, ils sont aussi très impatients (sourire). Mais le cinéma reste un média qui a une grande force de frappe, qui peut encore établir le contact entre ce que veut exprimer l’auteur et son public.
Le choix du thriller est-il un « piège » tendu aux jeunes spectateurs pour mieux insuffler des idées politiques et sociales ?
J’ai toujours mis en scène des films « commerciaux », en tout cas adressés à un large public et qui ont suivi les règles de production classique, du casting au recrutement de l’équipe technique, ainsi que le marketing de ce type de production. Burning est un film « commercial » sous bien des aspects. Vous pouvez instaurer un dialogue avec le spectateur sans que le film soit trop sérieux ou élitiste. On peut prendre du plaisir à réfléchir. Peu importe si le spectateur vient voir le film pour un acteur ou le suspense vendu par l’affiche, s’il se pose ensuite des questions sur ce qu’il a vu, alors j’aurais instauré un dialogue avec lui. Mon souhait est qu’il accepte un regard différent sur la société.
Dans une scène-pivot du film, vous utilisez la musique de L’Ascenseur pour l’échafaud de Louis Malle composée par Miles Davis, est-ce un hommage au réalisateur français ou juste une coïncidence cinéphile ?
Oui, j’adore L’Ascenseur pour l’échafaud. C’est pour moi comme un manuel qui nous montre comment créer le suspense et l’intensifier. Néanmoins, cela n’a pas servi de modèle pour Burning même si j’utilise le morceau de Miles Davis. Je ne voulais pas faire un thriller conventionnel, avec un mystère que l’on résout à la fin du film mais laisser une porte ouverte à l’interprétation du spectateur.