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Pourquoi la réédition des pamphlets antisémites de Céline ne se fera pas

Céline

Les trois pamphlets antisémites de Louis Ferdinand Céline ne seront pas réédités par Gallimard. | © DR

Littérature

Ce 11 janvier, Gallimard a annoncé l’annulation du  projet de réédition des trois pamphlets antisémites de Céline. Retour sur une polémique qui a provoqué l’indignation ces derniers jours. Focus sur un projet avorté.

Fin de partie pour la republication par Gallimard des pamphlets antisémites de Louis-Ferdinand Céline ?  C’est qu’il faut déduire de la récente déclaration d’Antoine Gallimard (président de la maison d’édition du même nom) qui « juge que les conditions méthodologiques et mémorielles ne sont pas réunies » pour « envisager sereinement » une telle réédition.

Que reprochait-on exactement à Gallimard ? Tout commence entre 1937 et 1941, sous l’occupation allemande. Louis Ferdinand Céline – désormais célèbre pour son Voyage au bout la nuit – écrit trois pamphlets antisémites : Bagatelles pour un massacre (1937), L’École des cadavres (1938) et Les Beaux Draps (1941). Condamné pour collaboration puis amnistié, Céline lui-même s’oppose, après-guerre, à la réédition des pamphlets bien que ceux-ci ne fassent l’objet d’aucune interdiction

Jusqu’il y a peu, la veuve de Céline – Lucette Destouches, aujourd’hui âgée de 105 ans – fit respecter le désir de son époux et veilla à ce que ces textes ne puissent être publiés.  Le projet de réédition par Gallimard soulevait donc de nombreuses questions et a agité ces derniers jours  les milieux intellectuels et politiques.

Pourquoi éditer ces pamphlets de Céline ?

Alors que le projet était encore d’actualité, nous avions interrogé Sylvie Lausberg, historienne, spécialiste de l’antisémitisme et vice-présidente du conseil des femmes francophones et directrice au CAL (Centre d’action laïque) : « La première question à se poser, commence Sylvie Lausberg, est celle du pourquoi. Pour quelles raisons la veuve de Céline, jusqu’ici respectueuse des décisions de son époux, décide-t-elle d’autoriser une telle publication ? »  Sur le site de L’Obs, François Gibault – biographe, avocat et exécuteur testamentaire de Céline – explique qu’il a lui-même soufflé à Lucette Destouches l’idée de la réédition de ces pamphlets.

 

François Gibault
François Gibault © C. Hélie Gallimard

 

Véritable gardien du patrimoine célinien, François Gibault déclare qu’il ne s’attendait pas à des réactions aussi vives. « Je ne m’y attendais pas, déclare-t-il, dans le sens où d’autres écrits antisémites ont été récemment publiés sans susciter aucune réaction ». François Gibault fait là référence à la réédition en 2015 (Chez Laffont) de Décombres – texte antisémite d’une rare virulence écrit par Rabatet et considéré comme l’un des best-sellers de l’Occupation – et d’un texte qu’on ne présente plus : « Mein Kampf » réédité en Allemagne en 2016 et publié en France par Fayard en mars prochain. On pourrait donc schématiser comme suit le raisonnement de Gibault : si l’on réédite « Décombres » et « Mein Kampf », pourquoi ne pas rééditer aussi les textes antisémites de Céline, par ailleurs déjà disponibles sur Internet ?

Comment les éditer ?

« La réédition allemande de Mein Kampf, précise Sylvie Lausberg (réalisatrice d’un film sur la déportation des juifs) est une réédition commentée d’une ampleur titanesque. L’appareil critique élaboré par une équipe pluridisciplinaire comprend 3700 notes et références et lie certains passages du texte à l’histoire du IIIe Reich. Le nombre de pages de l’ouvrage s’en trouve quasiment triplé. Or Gallimard s’apprêtait à rééditer les pamphlets sans les augmenter d’une telle analyse qui permettrait au public d’appréhender le contexte dans lequel ils furent écrits.  Céline vivait dans un pays où l’antisémitisme séculaire, chrétien d’abord et politique ensuite (et dont l’Affaire Dreyfus constitue un moment paroxystique) reprend vigueur dans l’entre-deux guerres, dans l’intelligentsia notamment. C’est ce contexte que l’édition critique devrait éclairer de sorte que le lecteur comprenne comment un tel écrivain a pu produire des textes racistes et obsessionnels envers les Juifs ».

Il semble pourtant que Gallimard n’ait jamais eu l’intention de confier l’édition de ces pamphlets antisémites à une équipe pluridisciplinaire d’historiens et autres spécialistes de l’antisémitisme. Pour défendre sa position, l’éditeur avançait qu’en regard de la nature littéraire des textes incriminés, l’expertise d’un spécialiste de la littérature célinienne suffirait ; en l’occurrence celle de Régis Tettamanzi : grand connaisseur de Céline et éditeur des mêmes pamphlets au Québec.

Louis-Ferdinand Céline
© Écrits polémiques, 1933-1957 ; réédition, 2012. Édition établie par Régis Tettamanzi, professeur de littérature française.

Comment ces trois pamphlets ont-ils pu être édités en 2012 au Québec alors que Lucette Destouches en interdisait (jusqu’à cette année) la publication en France ? La réponse est simple : la loi canadienne fixe l’entrée d’un texte dans le domaine public à cinquante ans après la mort de son auteur, contre septante ans en France. Céline est mort en 1961. Au Québec ses textes sont donc tombés dans le domaine public dès 2011.

Attention danger !

« Gallimard parlait de réviser la thèse réalisée par Régis Tettamanzi pour l’éditer en France sous le même titre Écrits polémiques. L’utilisation de ce titre, insiste Sylvie Lausberg, était particulièrement préoccupante. Au sens strict, une polémique est un « débat violent ». Or l’antisémitisme n’est ni une opinion ni un débat, c’est un délit puni par la loi ». Dans une interview pour le Nouvel Obs, Pierre-André Taguieff, historien et spécialiste de l’antisémitisme qualifie en ces termes les travaux de Tettamanzi : « conformes à l’orthodoxie célinienne et commentés ou annotés hâtivement ». On peut donc raisonnablement craindre qu’une telle réédition, affublée d’un titre « neutre », constitue un réel danger auprès d’un certain lectorat.  « Il y a un an, des juifs étaient tués à Paris dans un supermarché casher, rappelle Sylvie Lausberg. L’extrême-droite se ramifie en Europe, en Autriche notamment. La recrudescence de l’antisémitisme européen est un fait établi. Dans un tel contexte, l’éditeur qui ne prend pas les garanties nécessaires engage sa responsabilité morale ».

À l’horizon 2032…

Céline tombera dans le domaine public en 2032…  Sans l’ombre d’un doute, des éditeurs sauteront sur l’occasion pour publier les pamphlets antisémites dont la réédition est aujourd’hui suspendue. Reste donc 15 ans pour concevoir une édition critique, rigoureuse et minutieuse, apte à muer les virulents brûlots de Céline en pétards inoffensifs.

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