Raphaël Enthoven : « L’antisémitisme est un principe d’explication générale du monde »

Raphaël Enthoven, en 2016. | © JOEL SAGET / AFP
En partenariat avec la Fnac. Mardi 27 février à partir de 18h, le philosophe Raphaël Enthoven rencontrera les lecteurs à la FNAC Paris Bercy à l’occasion de la sortie de son nouvel ouvrage Les Nouvelles morales provisoires aux éditions de l’Observatoire. L’occasion d’échanger avec un penseur passionnant.
Paris Match. J’ai noté une phrase dans l’avant-propos qui me semble résumer tout le livre. « L’enjeu est de comprendre avant de juger. Car comprendre, c’est combattre et non l’inverse. L’enjeu est de substituer le principe de contradiction aux logiques d’opposition ».
Raphaël Enthoven. Cela résume toute l’ambition du livre – qui n’est sûrement pas à la hauteur de l’ambition qu’il se donne. L’idée de comprendre avant de juger n’est pas une idée que j’ai inventée. Le premier qui l’a formulée est Spinoza dans Le Traité politique. L’erreur serait de croire que comprendre revient à excuser. J’essaie de démontrer avec des exemples que l’on peut parfaitement comprendre un phénomène, c’est à dire l’inscrire dans un ensemble de cause, sans pourtant l’excuser. Par exemple, je m’en prends à celui qui dit : « les incendiaires d’une voiture de police à Clichy sont d’abord les victimes de leurs victimes car ils sont d’abord les victimes d’une violence sociale, etc. ». Or, on peut tout à fait prendre en considération la séquence sociale qui précède le geste des incendiaires mais de là à les présenter comme les victimes des victimes, à mes yeux, il y a un pas que franchissent les gens pour qui l’idée de justice s’arrête aux portes du Bien. Comprendre, ce n’est pas excuser. Comprendre c’est combattre.
Il y a quelque chose qui revient souvent dans le livre, c’est votre défense absolue de la censure, vous le dites d’ailleurs, « la censure est un suicide ».
Ce n’est pas par principe que je combats la censure, c’est juste par calcul. J’ai tendance à penser et à vérifier que le geste de censurer renforce celui que l’on prive de parole. Des tas de gens prospèrent aussi grâce à la censure qui leur permet de se poser en victime d’un système inique. Il est aisé d’interpréter une censure publique comme l’expression d’une opinion d’Etat, et de tenir l’Etat pour le pantin d’un groupe sournois, acharné à en faire jouer les mécanismes à son seul profit… La censure est un mauvais moyen d’empêcher les choses. Elle les justifie, elle les nourrit, elle donne au bâillonné l’illusion de sa pertinence. Plus que censurer, il faut contredire. J’ai toujours vérifié cela. Il faut autant que possible ne pas se mettre dans la situation de celui qui pourrait censurer les autres mais se mettre dans celle où l’on peut contredire librement. C’est une démarche plus féconde, et surtout plus efficace. J’insiste sur l’absence de critère moral. Il ne s’agit pas de censurer la censure ou de dire que la censure c’est le Mal. Non, la censure ne sert juste à rien.
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Vous cultivez aussi le sens de la formule : « Ruffarin », « le patriotisme de la bouffe est un communautarisme »… Vous notez des formules dans des carnets ?
Elles me viennent, comme l’appétit, en écrivant. De temps en temps, comme une cerise, un truc tombe, qui sonne juste, ou qui condense en peu de mots une idée précise. L’enjeu n’est pas d’être marrant ou éloquent, mais intelligible. La concision d’une formule est un excellent outil. Pour reprendre les exemples que vous donnez, le néologisme « Ruffarin » (contraction de Jean-Pierre Raffarin et François Ruffin, Ndlr) me permettait de dire que, par-delà l’antagonisme des discours, on retrouve l’ambition commune de considérer qu’on est plus près du peuple quand on fait semblant de l’être. Et la condescendance de celui qui oublie qu’il faut regarder les gens d’en haut pour parler des gens d’en bas… Quant au « patriotisme de la bouffe », il désigne une façon d’être patriote qui relève paradoxalement du communautarisme le plus étroit – c’est l’autre face de l’appropriation culturelle.
Le QI de mouton et la mémoire d’éléphant travaillent main dans la main sur les réseaux sociaux.
Dans les formules que j’ai notées, il y aussi celle sur les réseaux sociaux dont vous dites qu’ils ont « le QI d’un mouton mais la mémoire d’un éléphant. » Vous-mêmes sur Twitter, vous subissez cet état de fait.
Il n’est pas rare que des gens fouillent ma tweetline qui compte plus de 20 000 messages pour essayer de trouver quelque chose d’infamant. Ils exhument systématiquement les tweets qui ont fait l’objet d’une mauvaise compréhension. Un jour, j’ai tweeté que l’on pouvait « être musulman sans croire en Dieu ». Il a fallu que j’écrive un texte pour expliquer ce tweet – il y a des Tartuffe dans chaque religion. On peut parfaitement être hypocrite et musulman. De l’aveu de bien des musulmans qui s’étaient offusqués du tweet, mon texte permettait de le comprendre. Mais le tweet demeure, je ne vais pas l’effacer, et régulièrement, tous les trois mois, il remonte à la surface pour expliquer je ne sais quoi. Le QI de mouton et la mémoire d’éléphant travaillent main dans la main pour épingler celui qu’on veut tenir pour un ennemi, alors qu’il n’est qu’un adversaire. En ce qui me concerne, le truc n’a pas encore pris.

Les chroniques datent d’avant le mouvement des « gilets jaunes » et pourtant vous abordiez déjà des sujets qui sont aujourd’hui dans l’actualité. Vous pressentiez un tel mouvement, justement né des réseaux sociaux ?
Je pourrais me prévaloir de ces coïncidences, mais je ne pressentais pas le mouvement. Le fait est qu’il y a deux choses dans le livre qui permettent peut-être de comprendre ce qui se passe en ce moment. Tout d’abord, le diagnostic liminaire dans l’avant-propos d’une fatigue démocratique qui éprouve le besoin de se fabriquer un ennemi imaginaire. En écrivant cela, je pensais aux « antiracistes » qui pensent que la France est un Etat systémiquement raciste et qu’il y a aucune différence entre la police de Vichy et la police républicaine. Mais ce diagnostic fonctionne également avec les « gilets jaunes » qui éprouvent le besoin de penser qu’ils vivent en monarchie ou en dictature. Ensuite, il y a le concept du « droit de révocation » que je n’ai pas inventé. Les Insoumis en parlent depuis les Universités d’automne de 2017. La proposition de loi déposée à l’Assemblée n’est pas née du mouvement des gilets jaunes, elle le précède. À mes yeux, le droit de révocation est la soumission du temps long de la politique au temps publicitaire de la popularité, et aurait pour effet de détruire la pratique politique. Cette critique là que j’émettais sur le droit de révocation s’applique au RIC (référendum d’initiative citoyenne) sans difficulté.
Il y a la haine de l’autre et la haine du même.
Vous avez des mots très forts sur l’antisémitisme, vous en faites d’ailleurs une distinction du racisme, en expliquant qu’il s’agit de la haine d’un « presque-semblable ».
L’expression « presque-semblable » est de Vladimir Jankékévitch dans Quelque part dans l’inachevé. Il explique que le juif est le semblable, est le même, ou le « quasi-identique ». Si ça se trouve, vous et moi sommes juifs et ne le savons pas. Rien dans vos attitudes ne permet de dire que vous êtes ou n’êtes pas juif. C’est pour cela que le vocabulaire se donne la ressource de deux mots : racisme et antisémitisme. Il y a la haine de l’autre et la haine du même. Alors que la haine de l’autre s’appuie sur le spectacle d’une différence, la haine du même est une haine de soi. C’est pour cela que l’antisémitisme ou l’homophobie sont des haines originelles. Elles sont la forme la plus spontanée de la haine. C’est une haine par principe. Qui a besoin à tout prix de construire l’objet qu’elle déteste. C’est une haine qui, par ses procédures, démontre que la raison d’être de la haine est de haïr a priori, et que les motifs (de l’avarice au nez crochu, en passant par le peuple déicide) viennent seulement ensuite.
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Pour éradiquer l’antisémitisme, les gilets jaunes doivent changer de façon de penser.
D’ailleurs, vous avez expliqué en quoi le mouvement des « gilets jaunes » d’abord motivé par de justes revendications sociales, portait en lui cette haine.
L’un des paradoxes (et non le moindre) du mouvement des gilets jaunes, est que la colère n’a jamais été atténuée par les différentes conquêtes (Le gel des frais bancaires, hausse du Smic et de la de la prime d’activité, défiscalisation des heures sup, suppression des hausses de taxes sur les carburants etc)… Ce qui laisse penser que les doléances en question n’étaient elles-mêmes que l’alibi d’une haine plus fondamentale, qui prenait les atours avantageux d’une colère sociale. Comme dit Bergson, dans la vie, on décide et après seulement on délibère. En l’occurrence, les gilets jaunes ont décidé de haïr un gouvernement dont ils ont opportunément décrété la surdité. Quant au cousinage des gilets jaunes et de l’antisémitisme, il tient à la parenté entre le sentiment (parfois légitime) que le juste fruit du travail est dérobé aux gens qui travaillent par des gens qui s’engraissent, et le sentiment (toujours fou) que les juifs contrôlent et exploitent le monde en secret. Je ne dis pas que l’un vaut l’autre, mais qu’il est plus facile d’adhérer au second quand toute vision du monde se résume au premier. Quand j’entends Jean-Luc Mélenchon ou Etienne Chouard se défendent de tout antisémitisme en déclarant sincèrement que la haine des juifs est une saloperie, je me dis qu’ils commettent l’erreur d’oublier que l’antisémitisme est aussi un principe d’explication générale du monde. C’est une haine qui, le juif n’étant pas identifiable, a eu besoin de se donner l’alibi d’un pouvoir imaginaire. Pour que les « gilets jaunes » éradiquent l’antisémitisme dans leurs rangs, il faudrait changer de façon de penser.
Vous parsemez aussi vos livres de beaucoup d’humour et de référence à la pop culture, comme Philip K. Dick, la série Black Mirror… Vous rêvez d’une philosophie plus simple d’accès ?
Non, en fait cela vient de ma double formation. Khâgnale et mainstream. J’aime Spinoza autant que les Avengers, et inversement. Ce n’est pas du tout un snobisme ou une façon de simplifier les choses, mais un travail que j’étends naturellement à des objets qui, à leur insu, manipulent des catégories fondamentales de la pensée, et constituent une mine d’or pour le pédagogue.
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Mardi, vous assistez à une rencontre et à une séance de dédicaces à la Fnac Paris Bercy à partir de 18h. Vous aimez l’exercice ?
J’adore ça. D’abord parce que l’on est sur scène et rien n’est plus agréable pour moi. Ensuite, en général, les gens à qui je m’adresse ont lu le livre et ce sont toujours des discussions d’où naissent parfois des idées que l’on n’avait pas eues. J’aime mettre un mot dans un livre que l’on donne à la personne qui est en face de vous. Le sentiment que l’on éprouve à cet instant-là va au-delà de la gratification narcissique. L’éloge n’est que l’alibi d’une rencontre brève, mais sincère. Et d’un livre qu’on transmet comme un petit flambeau.