Famille, je vous aime : Dans « Retour en pays natal », Nicolas Crousse aborde l’enfance, la filiation, la paternité

Nicolas Crousse publie un récit magnifique sur l'enfance de l'âme et de l'art. © Pierre-Yves ThienpontLe Soir
Dans Retour en pays natal, Nicolas Crousse, romancier et journaliste, décortique les liens filiaux, la paternité et les balises d’une vie que pose la fratrie. Un récit délicat et émouvant, regard d’un éternel enfant à travers le prisme familial. Un retour aux sources qui est, souvent, le signe d’une maturité fraîchement assumée et sans cesse bouleversée.
Nicolas Crousse est romancier, journaliste au Soir, essayiste. Il écrit aussi des chansons ciselées qu’il chante avec son groupe Droit dans le mur. Il vient de publier, aux éditions du Castor Astral, un livre qui lui ressemble plus que jamais. Une plongée dans son parcours personnel, familial. Un récit intime qui est « comme un premier livre », nous explique-t-il. Un livre centré sur « l’essentiel », ses « essentiels ». Un ouvrage un peu « ovni », comme on dit aujourd’hui, un livre qui n’est, comme le précise l’auteur dans ses pages « ni…ni…ni ». Entre roman et poésie, entre tant d’autres choses encore. Rien de convenu dans ces écrits si ce n’est l’inépuisable retour aux sources qui anime chacun à ses heures.
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A La Tricoterie de Saint-Gilles, où il présentait son livre il y a quelques jours dans une ambiance feutrée comme il les aime, Nicolas Crousse commente ses textes, des fulgurances, des états d’âme des réflexions, des envolées lyriques, poétiques drolatiques aussi, écrites au fil des ans. Le terreau d’un roman qui se dessine spontanément. Dans la salle, il y a la famille, les admirateurs. On y croise le philosophe et écrivain Jacques Sojcher, Salvatore Adamo, tant d’autres. Sur la scène, le poète Carl Norac met l’auteur sur le gril.
Ce livre, le dixième de Nicolas Crousse après Les Magnifiques (Flammarion) porte sur les liens filiaux, la paternité, et l’enfance donc. Cette enfance éternelle qui coule en lui. Cette hésitation digne du poète. Cette extra-lucidité qui, parfois, freine la décision. L’incapacité viscérale de scinder, de choisir et donc d’éliminer une part de ce que l’on est aussi. Comment, parmi tant d’autres dilemmes trancher dans la vie, entre chair et esprit.
Le parcours de l’auteur traduit la richesse de ce déchirement. Lui qui passa, dans son fil professionnel, par deux cabinets ministériels de couleurs opposées, tout en fricotant en douce et dans la joie avec des anars charnels, charnus, matamoresques et fins – dont bien sûr Noël Godin le merveilleux, s’il fallait n’en citer qu’un.
Des extraits sont lus sur la scène de La Tricoterie, entre autres par le comédien Thierry Hellin. Il y aura d’autres amis sur les planches, dont l’excellent Alexandre von Sivers ou encore Pierre Yerlès, professeur émérite en philo et lettres à l’UC Louvain. Pierre Yerlès, qui déclame comme un chef, capte l’audience d’une façon magistrale, est un ami de la famille Crousse, du père de Nicolas, le poète Jean-Louis. Ce dernier est une figure centrale de ce Retour en pays natal.
Je n’ai pas vu mon père mort. Je crois que j’aurais aimé. Je lui aurais posé un baiser sur le front.
Jean-louis Crousse, auquel son fils a rendu régulièrement rendu hommage, fut plongé malgré lui dans les chiffres. Juriste de formation, il officiait dans une banque quand un jour il brisa les chaînes pour laisser exploser enfin son feu sacré. Il se mua en poète pour de vrai et envoya tout valdinguer pour se vouer à sa passion, contraignant Jacqueline, la mère de Nicolas, à se mettre au travail tout en élevant les trois enfants. Crousse aborde dans son livre ce basculement, il parle beaucoup de son père et de ce lien particulier qu’il entretenait avec lui. Cet homme « d’1m70 », avec lequel il partagera le goût du foot – RWDM – et des belles lettres.
Ce contexte arty, bohème dans sa splendeur et sa multiplicité est aussi planté en toile de fond de Retour en pays natal. L’auteur y rappelle qui il aime, qui l’a façonné. D’Ingmar Bergman à Fellini, de Souchon à Billie Holiday en passant par les toiles Chagall, dont il affichait dans sa chambre d’enfant des reproductions. Et mille autres références culturelles qui ont fait Crousse, le poète, l’auteur, l’artiste complet.
Retour à la figure paternelle. Jean-Louis Crousse, père de Nicolas, issu d’une famille plutôt conservatrice, personnage cartoonesque et exquis qui, en complet cravate à la sortie du bureau, se lançait avec fougue et devant un fils ébloui, sur le toboggan de la plaine de jeux. Ce père qui proposait à Nicolas des lectures en duo de pièces de théâtre, d’homme à homme, de père à fiston. Des échanges privilégiés, qui pouvaient, Nicolas en sera conscient, exclure involontairement le reste de la fratrie.
Lecture d’un extrait du livre par Françoise Gillard > https://www.youtube.com/watch?v=EfdA8LI7kJk&t=12s
Cet homme fantasque, parti trop tôt, comme tous les vrais pères, conditionna, dans sa créativité, son indépendance sublime et tragique, la vie d’un noyau familial. On se régale des descriptions fabuleuses de cet être rêveur et grand ronfleur. « Je n’ai pas vu mon père mort. Je crois que j’aurais aimé. Je lui aurais posé un baiser sur le front », dit dans son livre Nicolas Crousse.
Il voue aussi un culte à la figure maternelle, longue plante aux yeux pâles, aux pommettes hautes, gracile, élégante, empreinte de bravoure et artiste dans la chair. Elle qui fit flamber et rebondir l’histoire d’amour avec Jean-Louis, sous les yeux d’un petit garçon sidéré.

Jacqueline la magnifique, une mère à la fibre sociale insatiable. Fidèle comme un roc, passionnée, brûlante. Un amour fou les lie, et conditionne l’esprit de la fratrie. L’avant et l’après séparation des parents, aura des effets divers sur les frères et sœur. Les aînés ont connu la plénitude de l’union sacrée. Nicolas moins. Il raconte par ailleurs les blessures d’une sœur, victime, enfant, d’un proche de la famille. Et la protection épidermique de son frère aîné, autre héros de la petite enfance, qui se dressera seul pour le défendre face à une bande de gamins déchaînés.
L’auteur a conscience aussi d’être le dernier qu’on couve, celui qui encaissera joutes castratrices d’un couple qui se déchire. En restera marqué à jamais. Il se souvient aussi de ces échanges doux, du calme phénomènal qui règne lorsque les parents dépècent un artichaut.
La quête identitaire, l’amour filial, la fusion familiale tout cela embarque Nicolas Crousse sur ce chemin de retour vers l’enfance qu’il a préservée au fond, longtemps terré dans une sorte de phase de prépuberté protectrice et féroce à la fois. Le gosse sensible, meurtri, terrifié par les dissensions du couple parental, brisera ses chaînes au fil des ans. L’amour, il l’appréhende tard, de loin d’abord. Cette voisine un peu ingrate qu’il mate. Elle a la chevelure peu soignée et le buste généreux. La passion carnassière est une autre phase. Vécue, subie, voulue. Indispensable à la construction. Elle se résume en une scène fantasmagorique, digne d’un tableau du Moyen-âge. Y surgit dans un cauchemar une furie à l’haleine avinée et aux « souliers crottés ». Elle le guette, l’interpelle bruyamment derrière sa porte. L’éternel enfant, nourri de scènes de ménage avant la lettre, se planque, se recroqueville, ne bronche plus. L’amour a d’autres traits, il le pressent.
L’amour profond sera paternel d’abord. Lui, père à son tour, dévoré d’extase par la lumière de ses trois filles.
Le fils deviendra père après la mort de Jean-Louis. Il évoque cette paternité, la charge ultime, comme une gourmandise absolue, celle qui le contraint désormais, doux supplice, à demeurer des décennies durant en bonne santé. Celle qui le condamne à péter le feu, à reprendre le tennis, à surveiller son sommeil.
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Il a rencontré sa « princesse russe » aux yeux marine, au teint laiteux. Visage de madone, sourire droit. Elle excelle dans le tango, les arts plastiques et tant d’autres disciplines. Figurine délicate dont la force l’éblouit. Généreuse, solide, protectrice, vitale. « Il vaut mieux être de son côté » dit l’auteur en substance.
L’amour à mort, la transmission absolue, charnelle, incontrôlable. La survie à tout prix, l’horizon plein de foi. Il y a de l’universel dans ce récit qui, outre la réflexion sur l’amour filial et la paternité, est une ode à la vie, à l’amitié, aux belles choses et aux belles pensées. Un livre sur l’enfance de l’âme, l’enfance de l’art, nourri de poésie, de fantaisie, d’émotion, de liberté.
Retour en pays natal, Nicolas Crousse, éditions Le Castor Astral, 192 p., 18 euros.