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« Sisters » au TTO : De sacrées meufs qui parlent culte

Nathalie Uffner, Odile Mathieu et June Owens incarnent respectivement une juive, une catholique et une musulmane dans "Sisters", création du TTO

Nathalie Uffner, Odile Mathieu et June Owens incarnent une juive, une catholique et une musulmane qui ne boudent pas les états d'âme. | © TTO.

Art et Scène

Dans Sisters, écrit par Myriam Leroy, Mehdi Bayad et Albert Maizel, Nathalie Uffner, Odile Mathieu et June Owens envoient un formidable jeu de rôles entre trois filles, une juive, une catholique et une musulmane qui parlent culte. Couillu, drôle, pétri de fantaisie.

Ce texte a déjà été publié sur le site de Parismatch.be le 29 janvier 2019. 

« Il est plus difficile d’être supporter d’Arsenal, que d’être juif. » Nathalie Uffner, première des trois femmes à évoquer sa religion en mode stand-up, ouvre bien les festivités. Sisters, ce sont trois one-woman-shows qui s’enchaînent et puis une finale collective.

La « juive », Nathalie, raconte son mari. Il la poursuit en permanence de ses assauts textuels, allusions éclairées aux textes sacrés. Docte, constamment branché culte, un poil monomaniaque, il la saisit à brûle-pourpoint, l’interpelle sur des sujet de fond lié à la judéité. La reprend, la surprend, tente parfois de la piéger. « Mais tu confonds Athènes et Jérusalem » (…) « Le logos, ce n’est pas la Torah ».

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Nathalie Uffner, parfaite dans son tailleur pantalon rouge vif de fort belle facture (les costumes sont de Laurence Van H) reste en retrait, module sa voix, entre murmure et stentor. Triture les pans de son blazer. Prend son meilleur ton d’aéroport et donne au docte époux, telle une geisha pudique qui jouerait double jeu, des réponses alambiquées. Elle déclame parfois un extrait de prière, le seul qu’elle connaisse par coeur. Sans lien avec le sujet. Et le voici rasséréné. Ce mari cultuel et cultureux, mordu de théologie, toqué de liturgie, c’est Albert Maizel, dramaturge et co-fondateur du Théâtre de la Toison d’Or, qui a d’ailleurs commis ce texte désopilant. Libéré et mesuré. Il y a du Woody Allen dans les interpellations au sein du couple se dit-on, avec, imparable, cette patte maison.

Ce mâle clairvoyant donc emmène sa moitié à un concert d’Enrico Macias. Il fallait oser le cliché. Belle-mère et mère juives, bruitages comparés de la douleur et sens du théâtre chez les Ashkénazes et Séfarades (les uns guérissent, eux, tandis que les autres hurlent leur mal) : les poncifs ne sont pas évités, c’est mieux, ils sont traités avec noblesse, en alternant humour crasse et understatement. Le monologue évoque des questionnements. Car quoi, réduire quelqu’un à une religion, c’est plus que stigmatiser, c’est l’essentialiser. « La substantification nuit à l’identité », martèle le sage frappé d’érudition.

Hébergeuse de migrants et enlaceuse de troncs

La mère catholique porte une queue de cheval blonde comme les blés et une djellabah rouge pétant qu’elle arbore en ondulant des hanches. C’est Odile Mathieu, voix ferme, discours candido-enflammé, qui l’incarne. Elle héberge des migrants et enlace les arbres. Mère de famille nombreuse et aisée du Brabant wallon, elle est censée compter, dans son habitation spacieuse, quelques chambres libres et une bonne. Enfin, c’est à voir. Ce segment du spectacle est écrit par Myriam Leroy, journaliste et auteur d’un premier roman brûlant, Ariane, présélectionné pour le Goncourt du Premier roman. Elle avait déjà écrit une pièce, Cherche l’amour, créée à la Toison d’Or et qui lui a valu le Prix de la meilleure autrice aux Prix de la Critique 2016/17.

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Elle plonge ici sa plume dans un sujet touchy, l’hébergement de migrants donc, le traite sans complexe au 2e ou 3e degré. L’audience retient son souffle, craint le pire, hésite à s’exclaffer. Les rires se font un peu méfiants, pincés. Il y a les commentaires désabusés de la fille de famille qui en a soupé de partager sa pitance avec des gaillards venus d’ailleurs tandis que la mère, dans une autre sphère, tente de les mettre au rythme des repas à la belge, avec de l’écoute et un respect du rituel. Il y a cet Erythréen « qui, avec un peu de chance, se mettra torse nu ». La satire plonge dans le vif du sujet sans préparation. Ca mord profond. L’explication de texte viendra plus tard, avec, dans la dernière partie du show, lors d’un échange allumé qui conclut que seules les meufs sont capables finalement d’héberger des âmes en peine. Le spectateur respire sur fond de Beyoncé à fond les manettes.

"Sisters" starring Nathalie Uffner, Odile Mathieu et June Owens.« Sisters », des monologues enlevés, du dialogue enflammé. © Gabriel Balaguera

De l’usage avisé du « Allahu akbar »

Avant cette finale en mode happy end allumé, vient le troisième stand-up. Une brunette corsée en salopette orange, baggy, bandana dans ses cheveux frisés (June Owens, pétulante). Elle va chercher le spectateur, tendu sur son séant, le prend littéralement en otage, munie d’un gros pistolet. Elle interpelle le monde, se dit « musulmane et lesbienne ». Le cumul magnifique. Elle parle de ces débats bateau qui surgissent toujours lorsqu’on parle islam : pour ou contre Daech, Dieudonné, la lapidation, etc. Evoque cet adjectif « modéré », qu’on accole à tout: « Un Belge modéré, ça le fait moins »… Elle explique qu’il existe « autant de musulmans que de Pokemon ». Entraîne le public à placer correctement un « Inch’Allah » dans une phrase ou, « à un autre level de prise de risque », ce « Allahu akbar », qui vous pose son homme. Elle mentionne cette réflexion qui lui vient à l’esprit lors de la « traversée d’un carrefour dans un pays arabe » et que le feu soudain passe au vert : « C’est con j’aurais aimé vivre encore un peu ». Mais bon. Inch’Allah.

Le texte, sacrément enlevé, est de Mehdi Bayad. Diplômé de Sciences-Po Lyon, de l’Institut français du Proche-Orient de Damas et de l’École des arts d’Ixelles, il a travaillé pour Médecins Sans Frontières et Santé Sud, en Afrique et au Proche-Orient, a réalisé des documentaires et une fiction radio. Il est aussi attaché de presse au TTO.

 

Une juive, une catholique, une musulmane mettent le feu au TTO
Un trio d’enfer qui met le feu au Petit TTO. © TTO.

Sur fond de Beyoncé, un manifeste féministe pétaradant

Soudain, June quitte la scène furax. Elle éructe. Discussions, tentative de rattrapage du spectacle par ses deux comparses. Et puis merde, « The show must go on ». La pièce repart en vrille joviale. L’ensemble évite les écueils du collectif en proposant des cassures dans le rythme et en changeant radicalement de style. Voici nos trois égéries dialoguant entre elles. Elles offrent ce fameux « regard croisé sur un sujet multiple, complexe, mais dont nous avons pris le parti de rire », comme l’indiquent les auteurs en warning discret sur le dossier de presse.

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Elles se posent des questions, en substance : « On n’aurait jamais dû faire ce spectacle à la con sur les religions”. Plus que des précautions d’usage, c’est une explosion qui se moque d’elle-même. Il y a de la mise en abîme et de la dérision en vrac. Les filles se gaussent des allures pseudo-avant-gardistes que prend alors le spectacle, Odile livre cette ode aux femmes couillues qui hébergent des migrants. L’ensemble évolue vers un manifeste féministe pétaradant. Et offrent un ce mini-ballet, marque de fabrique du TTO, sur un extrait de Hair qu’on avait oublié. Elles l’entonnent à tue-tête en scandant « Masturbation ». Les tons rougoyants de leurs costumes de scène s’embrasent sur fond de néons assortis. Les filles, mises en scène par Emmanuel Dell’Erba et Nathalie Uffner, fendent l’air et occupent l’espace comme des reines.

« Sisters », au Little TTO jusqu’au 8 novembre 2019 / www.ttotheatre.com / 396-398 galerie de la Toison d’Or, 1050 Ixelles.
Du mercredi au samedi à 20h30 

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