Alain Cofino Gomez : « Le théâtre dans le futur ? Peut-être le dernier endroit où l’on verra des corps humains traversés par des idées »
Au Festival d’Avignon, nous avons notamment vu Crâne et Le Grand feu, formidables productions belges. « Les Français sont piégés parfois par des questions de langue. Le Belge francophone est très libre. Il a une certaine légèreté par rapport à ça », dit Jean-Michel Van den Eeyden, directeur artistique du Théâtre de l’Ancre à Charleroi. Alain Cofino Gomez, directeur du Théâtre des Doms, pôle Sud de la production francophone belge, le rejoint: débarrassés du poids de l’histoire, les Belges brisent les chaînes et ont l’innovation dans le sang.
Sur la scène, en pantalon de survêtement Adidas rouge et blanc, un long personnage à voix puissante. Il circule à grandes enjambées, veston beige, t-shirt étriqué. Au fond, un canapé. Des néons, une affiche qui se casse la gueule. Mochélan est magique. Silhouette discrètement athlétique, scansion parfaite, le flow y est. Il danse, joue l’ivresse, devient l’ivresse. Incarne Brel, un autre Brel. Un nouveau Brel qui cultive des affinités avec l’original. Un Brel qui aurait traversé le temps pour revenir relooké. Mais toujours piquant et muni de la même verve. Le rappeur carolo donne son âme à la réincarnation personnalisée du chanteur.
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Mis en scène par Jean-Michel Van den Eeyden, directeur artistique du Théâtre de l’Ancre à Charleroi, Le Grand feu est une ode archi-contemporaine à Brel donc, avec reprise en mode hip hop de certains de ses textes, parfois moins connus. Avec, sur les planches, deux personnalités fortes : Mochélan, brûlant, présence poelvoordienne à ses heures, et le beatmaker Rémon Jr.
À la sortie, distribution d’accessoires à l’image de Brel, l’indétrônable. Au-delà de la référence, archi-fédératrice évidemment, c’est la modernité, la finesse, l’intelligence du spectacle qui séduisent. Son humour aussi. (Jusqu’au 27 juillet au Théâtre des Doms.)
Le public est dense aux Doms, fief de Wallonie-Bruxelles à Avignon. Le spectacle fait un malheur. Dans le jardin qui fait resto, juste après le show, nous croisons Mochélan, alias Simon Delecosse. Auteur, interprète, réalisateur, poète urbain, amateur de textes puissants, engagés ou plutôt « conscients ». Comme Brel, il entend entretenir son indignation attiser ce feu intérieur, le même que celui qui consumait Brel. Le spectacle d’ailleurs démarre sur le feu d’un camp scout, renvoie à l’histoire du grand Jacques.
« Jacques Brel », nous dit-il,« était pour moi le premier rappeur de l’Histoire. » Un couple carolo l’apostrophe, le félicite. Des fans le complimentent sur sa prestation. Il nous parle de L.U.C.A (« Last Universal Common Ancestor »), un autre spectacle visible à Avignon. « Je le recommande chaudement. On n’est pas concurrents, on joue sur des tableaux très différents ».

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“Brel, un des rares à s’être vraiment arrêté en pleine gloire”
Dans le jardin des Doms toujours, Jean-Michel Van den Eeyden, metteur en scène du Grand feu, nous parle de cette belgitude, terme galvaudé s’il en est mais qui prend évidemment toute sa substance avec le caractère surréaliste, breughelien mais aussi largement fédérateur du personnage de Brel. Celui qui, comme le rappelle le metteur en scène, « n’a pas hésité à abandonner la scène pour se lancer dans d’autres aventures, comme le cinéma où il n’a pas toujours été “plébiscite”, du moins en tant que réalisateur. C’est un des rares artistes de cet acabit qui ait mis sa menace à exécution. Il a décidé de s’arrêter en pleine gloire et il l’a fait… »


En 2010, Jean-Michel Van den Eeyden crée Un Homme debout, basé sur le parcours de Jean-Marc Mahy, qui a passé près de vingt ans derrière les barreaux. Aujourd’hui, il met sa vie au service des jeunes et œuvre aussi à la réinsertion d’ex-détenus. Le spectacle, présenté à Avignon en 2011, a été reconnu comme pièce d’utilité publique par le ministère de la Culture en 2014. « Un Homme debout compte plus de 300 représentations depuis sa création en 2010 et il tourne encore. Nous entretenons un rapport fort avec Avignon. Quand un spectacle connaît le succès à Avignon, qu’il est repéré et acheté par des programmateurs, il peut tourner beaucoup en France et dans le reste du monde. »
« Le théâtre français s’est parfois auto-écrasé »
Le metteur en scène nous parle aussi de l’image des Belges dans le théâtre, à Avignon en particulier. Elle a, dit-il, évolué. « Depuis dix ou quinze ans, on ne passe plus pour les rigolos « absurdes » etc. La création belge se démarque par son esprit novateur. Ça peut d’ailleurs agacer la Flandre et la France. » Autre concept, également relayé par Alain Cofino Gomez, directeur du Théâtre des Doms, qui nous a rejoints dans le jardin : l’extravagance ou le non-conformisme du Belge lui est intrinsèque. « Il ne cherche pas à être original. Il est authentique simplement. »
Sa force vient aussi sans doute de la liberté que permet un pays où l’académisme a moins de poids, où les frontières se traversent facilement et rapidement. « Le théâtre français s’est parfois auto-écrasé. Les Français sont piégés parfois sur des questions de langue ou de texte. En Belgique, il y a une prise de liberté et de risque. Le Belge francophone est très libre. Il a une certaine légèreté par exemple par rapport aux règles de la langue, cela engendre plus de créativité », analyse encore Jean-Michel Van den Eeyden. « La langue n’est qu’une façon de s’exprimer parmi d’autres. On n’est pas coincé dans un mode d’expression et on développe des formes hybrides de théâtre avec de la vidéo, de la musique comme dans Le Grand feu. Le Belge ne se prend pas au sérieux mais fait les choses sérieusement ». À Avignon, il insiste sur le rôle porteur du Théâtre de la Fédération Wallonie-Bruxelles : « Sans les Doms, on n’y arriverait pas ici ».
« Avignon, seul endroit où on parle théâtre du matin au soir »
Alain Cofino Gomez souligne ce goût de l’intime et de l’universel propre à la création belge. Cette singularité qui est le fil rouge du programme belge francophone d’Avignon 2019. « Le Grand Feu arrive à retrouver toute l’essence de Brel sans qu’on ne ressente son poids historique. On est dans le Brel qui a 17 ans, et qui écrit la flamme qui l’habite. Et c’est vraiment ça cette belgitude, c’est d’arriver de façon très simple et très naturelle à raconter des choses sans que ce soit pesant. Et c’est justement un spectacle qui peut toucher les générations qui ne connaissent pas Brel. Et qui pourraient, en le découvrant comme ça, avec cette simplicité, avec l’authenticité de sa jeunesse, aller au cœur de la poésie de Jacques Brel ».
Toute l’année, le Théâtre des Doms construit des projets collaboratifs avec des partenaires locaux, nationaux, européens et/ou issus de la francophonie. Pendant le Festival, il propose dix spectacles triés sur le volet, des pièces « aux dimensions contemporaines affirmant le regard actuel des artistes, l’innovation et l’exigence ».

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« L’inventivité, l’impertinence sont des forces que le Belge a en lui », confirme le directeur des Doms. L’ouverture d’esprit en fait partie aussi. Des forces pures, profondément ancrées et débarrassées du poids de l’histoire, insiste-t-il. « Je crois que le Belge est authentiquement simple. Je veux dire qu’il n’est pas encombré par toute une structure, tout un poids historique, celui de la culture. Et donc généralement sur un plateau de théâtre, on va dire d’un acteur belge qu’il se déplace plus rapidement, plus souplement qu’un acteur français. C’est peut-être une généralité mais c’est un peu vrai, parce qu’il n’est pas habité de tout poids et qu’il peut donc sauter peut-être plus haut. Ça va paraître extraordinaire mais pour lui c’est naturel. Et je pense que c’est ce qui fait peut-être la différence. »
Son goût du théâtre, il l’a rencontré en voyant Phèdre de Racine. Lui, le fils d’immigré (né à Bruxelles de parents espagnols, il a étudié la mise en scène à l’INSAS et s’est chargé durant quinze ans du journal du théâtre Océan Nord), a ressenti le pouvoir magique des mots. « Il y avait cette langue que je ne connaissais pas et que pourtant je comprenais. »

Que dire de l’avenir du théâtre en tant que discipline à long terme ? Alain Cofino Gomez fait le vœu qu’il restera, alors que les technologies progressent à la vitesse de la lumière ou presque, une sorte de fief ultime et précieux où l’humain sera encore incarné. « Peut-être qu’il va tout simplement disparaître, parce qu’il va devenir obsolète ou qu’aller voir des corps vivants sur une scène va peut-être devenir obscène finalement puisqu’on est tous dans un mode chacun pour soi, qu’on communique de plus en plus via des écrans. Ou alors pas du tout, et c’est ce que j’espère et que je crois. Je pense qu’on va aller de plus en plus à cet endroit-là parce que ce sera peut-être le dernier endroit où on verra des corps humains traversés par des mots écrits par d’autres, qu’on verra des corps vibrer des ces choses-là, et que ce sera tellement rare que ce sera extraordinaire et qu’on s’y précipitera… C’est ce que j’espère en tout cas. »
Les transes du billard
Retour aux Doms en matinée, 10 heures précisément. Deux heures dix de spectacle. Longuet mais fin. Bien écrit. Désopilant aussi. Les mordus sont là, les curieux suivent. Nous savourons Crâne, d’après le roman de Patrick Declerck, mis en scène par Antoine Laubin, compagnie De Facto, adapté par Thomas Depryck. (A voir jusqu’au 27 juillet aux Doms, avec Philippe Jeusette, Jérôme Nayer, Hervé Piron, Renaud Van Camp et Antoine Laubin.) C’est une pièce au thème a priori âpre mais distillant également un humour délicieux. Noir translucide. Un noir éclairé, joyeusement désespéré, avec éclats de réalisme aguerri.

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Tous condamnés
Le spectacle éponyme, créé en 2018, se déroule en trois actes. C’est le récit, clinique sans être aseptisé, d’une opération à crâne ouvert, une intervention de « chirurgie éveillée » durant laquelle le patient, écrivain (Alexandre Nacht, double de Declerck), à la dignité et au moral déjà solidement entamés, doit rester conscient et vigilant. Il répond aux questions du médecin qui cartographie son cerveau. Sa coopération est fondamentale pour le maître d’œuvre s’il veut éviter, durant l’opération, de toucher des fonctions essentielles comme le langage, naturellement crucial pour la survie mentale du créateur. Sur scène, autopsie de ces humiliations quotidiennes qu’infligent le traitement aux soins intensifs et dans les autres services d’une grande structure hospitalière. Les bas de contention blanc, façon femme enceinte, la tunique d’opéré, fendue dans le dos, dieu sait pourquoi, souligne le personnage principal, alors qu’il suffirait, en cas d’urgence, de la soulever. Et cetera.
S’il se tire de ce passage tragique « sauvé », temporairement du moins, sa vie en sera bouleversée. Crâne comme le verbe «crâner» à l’impératif: on fait le malin mais on reste un mortel. C’est la fin de l’innocence et le renvoi au statut de l’homme et de son enveloppe corporelle. Tous condamnés. Insubmersible fragilité que le théâtre souligne avec panache.
Dans le prochain numéro de Paris Match (25 juillet), Rudy Demotte, ministre-président de la Fédération Wallonie-Bruxelles et Pascale Delcomminette, patronne de Wallonie-Bruxelles International nous parlent notamment belgitude, théâtre, projets bilatéraux, percée belge dans le monde anglo-saxon…