Dans la tête d’une chirurgienne esthétique

Isabelle Sarfati, prête à rentrer au bloc. Elle est médecin associé à l'Institut du sein à Paris, fondé par le Dr Krishna Clough. © NIESZAWER/Leextra via Leemage
On parle souvent des chirurgiens comme d’une catégorie de médecins à part. Car il faut une dose d’inconscience et de désinhibition pour trancher dans nos chairs et nos organes. Confirmation avec cette spécialiste de la reconstruction mammaire qui publie un livre et nous fait découvrir ses secrets.
Son parler-vrai est aussi célèbre que son talent pour la reconstruction mammaire. La chirurgie, c’est sa passion, son quotidien. Comme ses confrères du bloc, le Dr Isabelle Sarfati envisage le corps comme une mécanique à entretenir et à réparer. Sans changer de ton, elle vous raconte aussi bien ses patientes post-cancer qui viennent après une ablation de sein que les demandes esthétiques les plus incongrues et les complexes inimaginables. Souvent pince-sans-rire, elle vous décrit les interventions chirurgicales et esthétiques effectuées sur son propre corps, auxquelles elle se soumet comme vous allez chez le coiffeur.
Je veux pouvoir aider mes patientes.
On a rarement approché d’aussi près le mental d’un chirurgien. Ces demi-dieux qui pénètrent nos entrailles, voient nos tumeurs, les découpent, cautérisent, glissent une prothèse sous la chair et suturent comme des tailleurs. Mais comment vivent-ils ce pouvoir d’effraction ? Dotés d’un sang-froid hors normes, ils ont aussi un supplément d’humanité, d’empathie. Les « cancéros », Isabelle les connaît bien ; l’un des plus célèbres spécialistes du sein, Krishna Clough, est son associé et ami. Mais ce n’est pas la voie qu’a choisie Isabelle. « Je ne veux ni traiter ni accompagner vers la mort. Je veux pouvoir aider mes patientes. » En écho, le Dr Clough confie : « Très souvent, celles qui viennent me voir ont peur. Mon obsession, c’est qu’elles repartent avec le sourire. » Il connaît Isabelle depuis leurs études à la fac et se souvient, amusé, « de sa combinaison de pompiste jaune canari assortie à sa voiture » !
Quand elle n’est pas au bloc, elle enfourche sa Vespa rouge en escarpins de 10 !
Elle n’a guère changé. Quand elle n’est pas en chaussons au bloc, le Dr Isabelle Sarfati enfourche sa Vespa rouge en escarpins de 10 ! C’est une respectable chirurgienne, très admirée, mais c’est aussi une jeune sexagénaire (elle paraît 50 ans) qui aime les bijoux, la séduction et les couleurs fluo. Son livre a déstabilisé quelques patientes ; elles vont faire une drôle de tête quand il deviendra une série télé (l’affaire est en route). Référence que l’on consulte, Mme Sarfati teste tout sur elle-même ! Techniques, produits, crèmes… Et décrit, désinhibée, ses expéditions esthétiques : menton, seins, visage… Sans crier gare, sans avertir sa famille, Isabelle s’allonge sur la table d’opération (entourée des meilleurs bistouris, tout de même) et s’offre en simultané une « blépharo » (les paupières) et un changement de prothèses mammaires ! Plus gonflé encore : elle revient au cabinet le lendemain comme si de rien n’était, avec des coquarts de boxeuse et bourrée d’antidouleurs et d’anti-inflammatoires. Stupéfaction au cabinet ! Une façon de dédramatiser la chirurgie, estime-t-elle. C’est peut-être cela, un chirurgien. Une nature, comme on dit au théâtre.
Paris Match. Avec la chirurgie esthétique, vous abordez des zones de fragilité, de névrose…
Dr Isabelle Sarfati. Il n’y en a pas plus dans ce domaine qu’ailleurs. Les trois quarts de mes patientes viennent avec un discours simple : “J’en ai marre de voir mes seins qui tombent” ; “Je n’ai pas de seins” ; “J’ai eu une mastectomie, je veux me reconstruire”. Ce qu’elles disent est intelligible. Quant aux autres, elles déraisonnent, elles sont dans une haine d’elles-mêmes qui frise la psychose.
Cette haine de soi, l’avez-vous vécue vous-même ?
Non. Mais comme j’avais une mère et une sœur très belles, petite, j’étais complexée. Alors, je traite mes complexes de façon décomplexée : avec la chirurgie, avec des injections.
Un complexe est beaucoup plus qu’un défaut.
Vous passez à l’acte avec beaucoup de facilité. Vous énumérez vos sept ou huit opérations, dont certaines ont été quasiment improvisées !
Mais un complexe vous pourrit la vie ! Il n’y a pas plus inesthétique, c’est beaucoup plus qu’un défaut. Une fille qui ne se supporte pas en maillot de bain, eh bien on ne voit que son mal-être.
Ainsi, même quand vous estimez une opération inutile, vous acceptez d’opérer pour éliminer le complexe…
Oui, j’opère quand je pense que je vais rendre service. Quand je pense que ça va aider à passer un cap ; à passer à autre chose. Je ne traite pas que le défaut, je traite aussi le complexe.
Vous le faites même avec des gens très jeunes : vous réduisez les seins d’une ado, “redrapez” ceux d’une fille de 30 ans !
Certains cas sont dramatiques. J’ai opéré des filles mineures, oui. L’une, par exemple, dont la vie était empoisonnée par des seins dissymétriques à cause d’une forte scoliose, les mamelons rentrés. Une autre, de 14 ans, avec des seins qui tombaient sur la taille ; et cela n’allait pas s’améliorer. Il était inutile de la maintenir ainsi jusqu’à 18 ans et qu’elle se structure autour d’un complexe. Elle se sentait mal, se tenait voûtée.
Est-elle arrivée déterminée à la consultation ?
Elle était avec sa mère qui, comme souvent, affirmait qu’elle n’avait pas à être opérée si jeune. Mais toute sa féminité allait se construire sur un complexe. Après discussion, j’ai convaincu la mère. Parce que c’était juste.
Il ne faut jamais opérer une ado qui a un nez trop grand.
Que lui avez-vous fait exactement ?
Je lui ai enlevé du volume. Elle a certes des cicatrices, mais elle est mieux dans sa peau. En revanche, il ne faut jamais opérer une ado qui a un nez trop grand. Son visage va changer, le nez va s’intégrer autrement.
Et comment faites-vous avec une patiente qui vous réclame cette opération impossible ?
Je temporise. Je ne dis pas non car je veux qu’elle se sente entendue. Je propose : “Revoyons-nous tous les six mois.” Jeune, j’ai moi-même vécu le problème du nez immense. On ne voyait que cela dans mon visage rond. Puis les choses se sont arrangées, j’ai gardé mon nez. À l’adolescence, tout ce qui “ne va pas” est un désastre. Puis, certains complexes se dissipent avec les années, d’autres pas.
Comment repérez-vous la dysmorphophobie, qui est la haine de son physique ?
Si quelqu’un me pointe techniquement son problème, son grand nez par exemple, tout est normal. Mais si, à la question : “Quel est votre problème ?” la personne me répond : “Ben, c’est évident !” là, je ne dis rien, je la fais parler. Et elle va se lâcher : “Mon nez est monstrueux ! Tout le monde ne remarque que ça, je ne me tiens jamais de profil, une catastrophe…” Elle se pense inacceptable. Ce dégoût de soi, la chirurgie n’arrive pas le guérir.
Le lui dites-vous ?
Oui, car je sais qu’il ne faut pas opérer. Sinon, j’aurais une chance sur deux de ne pas l’avoir “réparée”. Alors, la haine de soi peut se transformer en haine du chirurgien. Et là, je vais m’attirer des problèmes. A supposer que le nez lui convienne, elle va vous balancer : “OK, mon nez, ça va. Mais alors mon menton ! Regardez !” Elle se pose devant la glace, la façon qu’elle a de se tâter trahit cette détestation de soi. Non, il ne faut pas la toucher.
Après un cancer du sein, on reprend tout : on reconstruit le sein, on fait un peu d’injections, de coups d’éclats.
Quid de la reconstruction mammaire ? Comment abordez-vous les cas de femmes qui ont échappé à une maladie mortelle ?
L’attaque de la féminité dans le cancer du sein est massive : perte du sein, des cheveux, des cils, des sourcils, atteinte de la peau. Les femmes sortent de là hébétées au bout d’un an de traitement. Elles se regardent, dépouillées de leurs atours. Alors on reprend tout : on reconstruit le sein, on fait un peu d’injections, de coups d’éclat. Là, on répare vraiment et elles peuvent repartir.
Elles n’ont plus de poitrine, plus d’aréole, plus rien… Comment faites-vous ?
Ça n’est pas compliqué. Selon les cas, on pose une prothèse, on affine avec de la graisse autologue prélevée sur une autre partie du corps, puis on pigmente l’aréole et le mamelon, on tatoue la peau ou on greffe le mamelon. Bref, on reconstruit intégralement.
C’est un travail d’artiste ! Comment évaluez-vous le devis ?
C’est juste un artisanat. Les seins sont ma spécialité. Je suis un protocole précis. C’est comme restaurer une chaise. J’évalue le temps de ces deux ou trois interventions : c’est à chaque fois une heure et demie de bloc.
Le fait que vous soyez une femme induit-il un comportement différent ?
Parfois. La fille d’un ami me cassait les pieds parce que je lui refusais une liposuccion. Impossible de lui faire comprendre qu’elle n’en avait pas besoin. Je lui ai proposé d’aller voir un copain plasticien. Quand elle s’est déshabillée, le chirurgien s’est exclamé : “Mais tu es canon !” Terminé ! La puissance du regard masculin.
La chirurgie esthétique est-elle toujours liée au sex-appeal ?
Elle est liée à l’idée de plaire. Il faut se plaire pour pouvoir plaire.
Vous évoquez cette patiente qui veut “geler” son âge…
Oui, c’est un cas très fréquent : elle ne veut pas vieillir car elle considère qu’elle ne vit pas. Elle déprime, elle ne sort pas, ne voit pas d’amis, prend son Lexomil, s’endort à 20 heures pour une douzaine d’heures. Sa vie est, selon elle, entre parenthèses. Donc elle voudrait maintenir son physique tel quel jusqu’à ce qu’elle trouve ce qu’elle imagine être une vie.
Quelle est alors votre réaction ?
Je ris ! Moi aussi, il y a des jours dont je ne veux pas qu’ils me soient décomptés !
Certaines opérations ont-elles chassé la dépression ?
La dépression, je ne sais pas. Sur moi-même, j’avoue qu’une opération me rend assez heureuse. Par exemple, juste après mon lifting, voyant mon visage, j’ai eu le sentiment d’avoir pris le pouvoir sur la nature, sur des choses tragiques incompressibles. Une sorte de fraude sympathique qui peut me mettre de très bonne humeur pendant plusieurs mois ! Si je me trouve des cernes, je sais que je peux les combler à volonté. Eh bien, cela m’évite de me focaliser dessus ! Je me dis : “Si tu ne supportes plus tes cernes, tu iras voir Bernard.”
Bernard injecte ?
Bernard injecte de la graisse ou de l’acide hyaluronique, il se débrouille. Savoir qu’il y a une solution est apaisant.
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J’ai rencontré des femmes de 80 ans follement séduisantes. J’adore les opérer.
Vous interrogez-vous sur l’âge qu’on vous donne ?
Ça m’arrive mais je ne le donne pas. Je ne veux pas qu’il soit prioritaire. J’ai 60 ans. Je ne veux pas entendre : “Elle est bien pour une fille de 60 ans.” Je ne triche pas sur l’âge, je triche sur l’éclat, les défauts, le contour du visage. Le corps raconte une histoire. Je ne cherche pas à faire 40 ans, je veux être séduisante et m’autoriser à être séduite. Or, je n’y arriverais pas si je ne me sentais pas capable de plaire. Voyez Jane Fonda. Elle fait son âge mais elle est très séduisante. Sharon Stone, Demi Moore aussi. J’ai rencontré des femmes de 80 ans follement séduisantes. J’adore les opérer.
Pourquoi ?
Parce que la médecine esthétique ou de la chirurgie à 80 ans prouve que vous êtes dans la vitalité. Les femmes ont des histoires d’amour. Elles veulent se sentir bien. J’aime que quelqu’un sorte de chez moi en se disant : “Je suis mieux.” Et non : “J’ai supprimé mes défauts.” Cela, je ne sais pas faire.
Quelles sont les nouveautés dans votre discipline ?
En chirurgie, ce sont les fillings : on prélève de la graisse sur votre corps et on vous l’injecte ailleurs. Pas de rejet, pas d’allergie. Ça a changé nos résultats et notre façon de penser. On ne peut pas en injecter plus de 500 ml, car il faut éviter la nécrose du tissu graisseux. Une greffe trop compacte ne serait plus nourrie et les cellules mourraient.
Sait-on quelle quantité va “prendre” ?
Oui, si j’injecte 100 ml, une fois l’œdème résorbé la patiente en perd 20, ce sont des cellules qui meurent, plus 10 ml qui n’ont pas pris. Il en reste 70. C’est comme une greffe de peau. Cette technique a tout changé. Par exemple, on a grandement amélioré la reconstruction mammaire. Je peux masquer les contours de la prothèse en injectant de la graisse autologue qui donne de la souplesse. Pour les petits seins, on peut même se passer de prothèse et ne mettre que de la graisse. Sur le visage, c’est pareil. Le filling donne de la douceur.
On peut rencontrer des complications sur tout.
Vous évoquez une injection intempestive que vous vous êtes faite un soir en quittant le cabinet pour essayer un nouvel acide hyaluronique…
… Et le lendemain, j’avais une bouche de mérou ! Je teste sur moi les nouveautés, mais là, j’en avais trop mis, j’ai fait un œdème inattendu. Une terrible blessure narcissique ! Quelle honte !
Quelles sont les pires histoires en post-opératoire ?
On peut rencontrer des complications sur tout. Une prothèse reconstructrice, une prothèse esthétique, voire une injection d’acide hyaluronique ou de toxine botulique. Avec une injection, vous risquez, par exemple, de façon infime, de changer l’expression d’un visage. Heureusement, ces produits se résorbent. Il se peut qu’une reconstruction mammaire avec une prothèse et un lambeau [prélevé dans le dos ou sur l’abdomen] cicatrise mal ; la prothèse est trop “en arrière”, on craint l’infection, il arrive qu’on doive la retirer et tout recommencer. C’est une catastrophe. On revoit la patiente pendant des mois, on compatit, on culpabilise. On s’interroge sur chaque étape. Même si on n’a pas fait de faute, on se dit que, opérée par un autre ou un autre jour, elle n’aurait peut-être pas fait cette complication.
Quand vous opérez, comment mesurez-vous les risques, la responsabilité ?
Un bon chirurgien est à la fois inconscient et humble. Inconscient car, au moment où on opère, il ne faut pas avoir peur, ne pas avoir d’état d’âme. On incise la peau dans un contexte très cadré, entouré, secondé, observé : anesthésiste, aide opératoire, panseuse… Il m’est arrivé d’opérer des membres de ma famille. Eh bien, au moment où les champs aseptisés sont posés, ce n’est plus ma sœur, ma fille, ma mère. Je suis saisie d’une forme d’inconscience qui me permet de trancher dans les chairs et de travailler. En même temps, il faut rester modeste, on n’est jamais à l’abri d’une complication.
Faut-il de longues années pour maîtriser cet équilibre entre la peur et l’audace ?
Pas forcément. Certains sont très bons à 35 ans. Une étude des compagnies d’assurances estime qu’un chirurgien est le meilleur entre 40 et 60 ans. Il a la technique et l’expérience.
Travailler au bloc est physiquement éprouvant. Il fait froid, vous ne mangez rien pendant des heures… Quelle résistance physique !
D’abord, on est dans l’action. Et on est entraînés comme des marathoniens depuis le début. Moi, ce qui me fatigue, ce sont les décélérations. Il ne me faut pas de temps mort. J’essaie d’opérer sur un rythme intensif. Donc, j’opère dans deux salles. On prépare le patient dans la seconde salle pendant que je termine dans la première. Je ne suis pas fatiguée si j’ai opéré cinq personnes sans pause. Mais opérer trois personnes avec des arrêts m’épuise.
Je me fais opérer et injecter au même titre que je fais de la danse ou que je vais voir un psy.
Chirurgie et médecine esthétiques induisent-elles une spirale chez vos patientes ?
Non. Ce sont des opérations de secours et de maintenance du corps. Moi, je me fais opérer et injecter au même titre que je fais de la danse ou que je vais voir un psy deux fois par semaine. J’entretiens ma liberté de mouvement, ma souplesse.
Vous faites vous-même vos injections ?
Oui, en général, car je connais mon visage, je sais exactement ce que je veux. De temps en temps, je fais confiance à quelqu’un d’autre et j’apprends des trucs. Il y a des piqûres auxquelles je ne pense pas. Par exemple, injecter le pli sous la lèvre inférieure, cela rafraîchit. Ou à la racine de mes cheveux, cela retend. Ou derrière la mandibule, ça lifte sans changer les expressions. Je n’y aurais pas pensé pour mon visage.
Vos patientes vous sont-elles fidèles sur des années ?
Oui, il m’est arrivé d’opérer trois générations : la mère, la fille et la petite-fille.