Refugee Food Festival : Dans la cuisine du restaurant Racines avec Ahmed, cuisinier réfugié

À 23 ans, Ahmed a fui Bagdad en 2015. Il attend depuis huit mois la décision du Commissariat aux réfugiés et apatrides. | © E. Debourse
Du 19 au 25 juin, une série de restaurants bruxellois ouvrent leur cuisine à des réfugiés, venus partager leur culture de la table et leurs talents. Reportage chez Racines, où en quatre services et un plat irakien, une nouvelle amitié culinaire s’est nouée.
Une figue séchée ? Une datte ? Un fruit à coque ? Les deux restaurateurs et l’employée du supermarché oriental sont penchés sur le téléphone d’Ahmed, où brille la photo d’un ingrédient non-identifié du menu du lendemain. On échange des suppositions en italien, on s’interroge en français et on traduit en arabe, mais le mystère reste entier. On passe au rayon suivant, attrape des raisins dorés et un nouveau panier, coche la liste : il ne manque – presque – rien pour le festin à venir.
Ahmed Alkarkoshi, réfugié irakien de 23 ans, et Francesco Cury et Ugo Federico, les propriétaires de Racines, se sont rencontrés il y a une semaine à peine. C’est le Refugee Food Festival, une initiative gastronomico-sociale parisienne, qui les a présentés. Après une première édition au succès retentissant et aux estomacs ravis, l’évènement s’est exporté à Bruxelles, mais aussi à Bordeaux, Athènes, Madrid, Amsterdam… Durant plusieurs jours – du 19 au 25 juin dans la capitale belge – les chefs européens accueillent dans leur restaurant des cuisiniers irakiens, afghans, ou encore iraniens. Leur point commun ? Les cuistots sont des réfugiés sans cuisine fixe, dont la vie professionnelle a été chamboulée par les conflits.

La cuisine comme arme
« On est partis du constat que l’arrivée de migrants en Europe véhiculait énormément d’images misérabilistes et anxiogènes, qui traduisent une réalité problématique : on a tendance à oublier que ces gens sont comme nous, avec un métier et un bagage culturel et culinaire très important. C’est important de valoriser ces talents-là », explique Marine Mandrila, à l’origine avec deux amis du projet. « C’est à partir de là qu’on a eu l’idée de demander à des restaurants parisiens d’ouvrir leur cuisine, la pièce la plus importante pour un chef, à des cuisiniers réfugiés réputés localement ».
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À Paris, onze tables ont participé à l’action l’année dernière. Du côté de Bruxelles, elles sont presque autant à le faire cette année, tandis que l’initiative a été reprise par Raphaël Beaumond, puisque chaque citoyen a le pouvoir d’organiser son propre évènement culinaire avec des réfugiés grâce à un guide méthodologique. L’objectif du festival est triple, explique la jeune passionnée de cuisine et de voyages : changer le regard sur les réfugiés, leur offrir un tremplin d’insertion professionnelle dans le secteur et créer un moment positif et fédérateur autour de la table. « La cuisine est une arme », assure l’organisatrice.

Si Ahmed Alkarkoshi dégaine chez Racines, c’est uniquement son – déjà célèbre – « gunsmile ». Les armes, les vraies, lui ont déjà fait assez de mal. À Bagdad, il a perdu son père, a vu son frère grièvement blessé par des tirs et les deux restaurants familiaux de 120 et 350 couverts partir en fumée. En 2015, il a débarqué en Belgique seul, passant six mois illégalement dans le pays, avant de se signaler aux autorités. C’est au camp de Hotton, où il vit depuis, que les organisateurs du Refugee Food Festival sont venus le chercher. C’est son expérience de cuisinier dans le restaurant de son frère à Bagdad et son enthousiasme à animer les soirées du centre d’accueil de ses petits plats qui ont fait mouche.
De Florence à Bruxelles, en passant par Bagdad
« C’est une petite cuisine… », lâche Ugo Federico, le chef de Racines, en référence à la surface carrelée de blanc où Ivan, son sous-chef, et lui tourbillonnent. « La tienne était bien plus grande ! » Le matin, c’était une septantaine de clients affamés qui se pressaient dans la grande salle du restaurant de Bagdad, le Samhad. En comparaison, celle de la table bruxelloise est petite, mais chaleureuse et intimiste. Ici, c’est Capri et Florence à Flagey – les deux villes italiennes qui portent les racines d’Ugo et de Francesco, avec qui il a lancé ce projet de cuisine méditéranéenne éthique.
La table, c’est la manière la plus simple de communiquer.
De retour à Florence il y a un an, le couple d’amis de la table apprend une nouvelle qui les étonne : « la commune permettait de détaxer complètement le personnel horeca avec un statut de réfugié. On a trouvé ça génial, et on s’est rendu compte que ce n’était pas du tout le cas en Belgique ». Alors, quand le Refugee Food Festival les a contactés pour accueillir Ahmed, ils ont sauté sur l’occasion : « La table, c’est la manière la plus simple de communiquer. On mange tous les jours, et c’est quelque chose qui doit nous faire du bien. Promouvoir une nouvelle sensibilité par la culture de la table, c’est quelque chose de très fort pour nous », raconte Ugo. D’autant que dans les casseroles, il se sent proche de la cuisine d’Ahmed, notamment à travers le respect du produit, la valeur essentielle de Racines où tout est fait maison, des spaghettis au curcuma à la découpe du poisson.

Intégrer un nouveau cuisinier dans l’équipe n’est donc pas évident pour les deux associés : « Racines est encore un petit enfant un peu gâté », explique Francesco Cury à propos du restaurant qui n’a pas désempli depuis son ouverture en 2014. « Le fait que le menu change tous les jours donne à Ugo la possibilité de travailler dans le détail. Il n’y a jamais un jour où il ne remet pas en question sa cuisine, ce qui fait qu’on a ici un niveau d’exigence extrêmement élevé ». « Par rapport à notre équilibre, c’est donc un peu compliqué de faire entrer quelqu’un en plus dans l’équipe pour deux jours. C’est quand même stressant, ça change beaucoup notre système », ajoute Ugo, légèrement anxieux pour le prochain service. Ce soir, le premier de cette collaboration, le restaurant affiche complet. Les réservations mentionnent à chaque fois le festival.
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« Je connais Ugo depuis quinze ans, mais c’est la première fois que je le vois tresser quelque chose comme ça en cuisine avec quelqu’un », assure Francesco, ex-journaliste, sommelier et co-propriétaire de Racines. À quelques minutes du coup de feu, le chef passe derrière Ahmed, ajoute un dernier filet d’huile sur son assiette, lui chipe quelques épices qu’il intègre dans une mise en bouche aux custacés et lance un « perfetto » à celui qui n’est déjà plus un réfugié, mais un membre de la brigade. Les saveurs irakiennes et italiennes se mèlent, alors qu’Ahmed Alkarkoshi retrouve les gestes du quotidien en cuisine : chassez le naturel de chez lui et il revient au galop.

La créativité pour combler les budgets internationaux
« Tu entends ? De la musique arabe ! », s’exclame tout sourire Ahmed en pointant du doigt les haut-parleurs. D’une main, il démoule une couronne de riz parfumé au curcuma, surmontée d’oignons doux, de raisins secs et d’un poisson mariné et poêlé, entouré d’une sauce au yaourt, d’aneth, de cornichons, de carottes crues et de pétales de capucines du jardin. Son plat signature, le temps du festival, est proposé à la carte d’un menu quatre services exquis. Le curcuma et l’aneth y font office de fil conducteur, avec le fameux ingrédient mystère : un citron séché, réduit en une poudre acidulée. « Si on ouvre ici, tout le monde viendra pour la cuisine irakienne », rêve Ahmed, avant d’ajouter : « J’aime mon boulot, j’aime ce que je fais ! Et quand tu aimes ton travail, c’est toujours bon ».

Distrait par la conversation, Ugo termine la préparation de l’assiette en cours. « Tu voles mon travail ! », lui lance Ahmed rigolard, en un clin d’œil aux préjugés qui lui mènent la vie dure. Les clients n’entendent pas, trop absorbés par leur assiette. « On est venus pour soutenir le fait que ces personnes ont aussi un métier, qu’ils ont du mal à reprendre ici », fait savoir un jeune couple de Flamands assis au comptoir. « En Europe, le climat n’est pas très positif… et c’est quelque chose de très contagieux. Mais en Belgique, il y a toujours une grande solidarité, c’est important à souligner. Les restaurants sont complets, c’est important comme contrepoids à ce climat toxique », décrypte Vanessa Saenen, qui travaille au Haut Commissariat aux Réfugiés des Nations unies, partenaire de l’évènement.
On n’a plus le temps de travailler comme on le faisait avec les gouvernements, il nous faut devenir plus créatifs.
Elle raconte qu’à Paris, certains cuisiniers réfugiés ont trouvé du travail après le festival. « Les gens aiment manger, et la cuisine change leur regard », estime-t-elle, avant d’ajouter : « On a besoin d’actions, et les réfugiés ont également une responsabilité à porter ». D’autant que Vanessa Saenen assure qu’il faut « toujours faire plus, avec de moins en moins de budget et de personnel. On n’a plus le temps de travailler comme on le faisait avec les gouvernements, il nous faut devenir plus créatifs« . Elle lance, comme une bouteille à la mer, l’idée de généraliser le festival à d’autres corps de métier. Le retour en cuisine n’est pourtant pas facile à gérer pour tous : chez Gramm, rue de Flandre, le chef associé Ali Chamani a malheureusement jeté l’éponge. Trop intense. Trop tôt.
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De son côté, celui qui avoue ne plus supporter l’attente interminable avant de recevoir ses documents est tout sourire ce soir : « Ça goûte comme chez moi », ose-t-il. Plus loin, cintré dans sa veste de chef, Ugo trouve l’expérience stimulante. « Je ne dis pas que ma cuisine va désormais être tout le temps influencée par l’Irak, mais je suis certain que je vais insérer par-ci par-là une épice, un ingrédient ». Le service touche à sa fin et le restaurant se vide doucement. L’aventure continuera demain, mais ensuite, Ahmed retournera au camp. « On va rester en contact, au niveau humain au moins », souhaite Ugo. « Ça ne sera pas un ‘one shoot’. Et si un jour, on agrandit l’équipe, on l’appellera peut-être. Si un collègue nous demande de lui recommander un cuisinier, on lui parlera d’Ahmed ». Et l’année prochaine, si on le leur propose, Racines remettra le couvert avec un autre réfugié.
Retrouvez Ugo et Francesco à midi et le soir (en semaine uniquement) chez Racines, chaussée d’Ixelles 353, à Bruxelles. S’il ne travaillent pas tous les jours avec des réfugiés, ils soutiennent régulièrement des projets sociaux et professionnels.