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Mode locale : « On produit à échelle humaine, à un rythme humain »

Dans l'atelier de confection Mulieris, à Bruxelles. | © ©Eloïse Roulette

Mode

De la récente collection de Mosaert aux uniformes Thalys, en passant par les costumes de scène de Loïc Nottet, l’atelier de couture Mulieris a confectionné ou retouché des tenues que vous avez forcément aperçues.

 

De prime abord, rien ne laisse deviner qu’un atelier de couture se cache derrière les immenses fenêtres de l’avenue Clemenceau à Cureghem. Il y a bien quelques bustes chichement habillés, mais aucune indication de plus. Et pourtant, c’est ici, au cœur du triangle d’Anderlecht, vestige de l’industrie textile belge d’antan, que Rachida Lazrak coordonne une équipe de couturiers minutieux.

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Loin du rythme et des conditions de travail des usines délocalisées, l’atelier Mulieris a quelque chose de convivial, de familial. Entre deux salles où fers à repasser et machines à coudre se côtoient, une quinzaine de paires de mains piquent, coupent et surfilent. Rachida Lazrak s’adresse à eux comme à des amis. Elle les salue, s’inquiète du week-end de l’un, de la santé de l’autre. On lui demande son avis sur un tissu particulièrement fragile : elle écoute, elle conseille. Cette proximité est d’autant plus importante lorsqu’on sait que, plus que de la mode locale, c’est de la mode sociale que l’on fait ici.

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Mulier, mueliris : lat. la femme

Il n’est pas rare que l’atelier constitue l’unique chance qu’ont certains de trouver un emploi légal à Bruxelles. “Qu’on soit blanc, noir ou jaune, qu’on vienne de Syrie, d’Iran ou d’Afghanistan, si on ne parle aucune des deux langues nationales et que dans son CV, la case ‘expérience’ est vide, trouver du travail est presque impossible”. C’est là que Mulieris intervient : “Au départ, l’ASBL visait à créer de l’emploi et aider à la réinsertion professionnelle des femmes uniquement. Aujourd’hui, la mission est toujours là même, mais les hommes sont les bienvenus eux aussi, on veut aider tous ceux qui en ont besoin et qui sont motivés”, explique Rachida Lazrak. En 2018, Mulieris collabore avec onze CPAS et engage grâce à eux seize “article 60”, soit seize personnes qui bénéficient du revenu d’intégration sociale (RIS). Avec cette fabrique locale et socialement durable, la commune d’Anderlecht a visé juste en soutenant un concept unique. En bientôt treize ans d’existence, la manufacture s’est faite un nom dans la “fashion sphère”.

Après les costumes de scène de Stromae et Loïc Nottet (dont on voit le prototype d’une veste), l’atelier devrait bientôt coudre pour Nekfeu. ©Eloïse Roulette

J’ai des grands couturiers qui viennent me voir pour savoir si j’ai quelqu’un à leur conseiller pour qu’ils l’engagent. Le chef couturier de la maison Natan par exemple”. Au fil des années, des dizaines d’individus ont foulé les pédales des machines à coudre de l’association. “Un jour, j’ai engagé un monsieur iranien. Il ne parlait pas un mot de français, rien du tout.. Mais il avait de l’or dans les doigts. Tout ce que je lui montrais, il savait le faire. Sur base d’une photo de veste par exemple, il savait dessiner un patron, le coudre et me rendre un produit fini à la fin de la journée pour qu’un groupe de musique puisse monter sur scène dans son plus bel apparat”, se souvient Rachida Lazrak, l’air toujours incrédule. C’est ainsi que, grâce à une recommandation et une ligne de plus dans un curriculum, Mulieris a permis à plusieurs talents de trouver un autre emploi, et même, parfois, d’ouvrir leur propre atelier de retouche. C’est pour cette raison qu’on parle de mode sociale. En formant ceux qui arrivent sans savoir enfiler une aiguille, en revitalisant le secteur textile bruxellois et en favorisant la réinsertion des participants, l’ASBL s’inscrit véritablement dans une démarche éthique et consciente.

Mode éthique : l’apanage des jeunes créateurs ?

Aujourd’hui, les étiquettes “Made in Belgium” et “Conscious”, sont devenues de véritables arguments de vente. Pourtant, le concept de “mode sociale” fait encore débat entre les différentes générations de créateurs. “Le concept déplaît autant qu’il plaît. Il y a beaucoup de maisons pour lesquelles on coud, surtout des anciennes, qui ne veulent pas qu’on sache qu’ils sous-traitent chez nous parce que le terme ‘social’, ça fait cheap apparemment”, déplore Rachida. Les jeunes stylistes, à contrario, y voient une façon de produire de manière encore plus socio-éco-responsable. “Souvent, c’est des designers qui veulent faire passer un message avec leur collection, qui sont engagés. Comme Alice van Innis par exemple”. Sur son site internet, cette dernière insiste sur son souci “d’un processus de production le plus honnête possible et au cours duquel le bien-être du producteur-créateur et du consommateur est primordiale”.

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Choisir Mulieris, comme Stromae l’a fait pour une partie de sa marque Mosaert, ou comme Loïc Nottet pour ses costumes de scène, c’est aussi faire le choix du 100% belge. Une étiquette qui peut être compliquée à obtenir lorsqu’on sait que la majorité des grandes usines de tissage, de confection et d’impression sur textiles se trouvent plutôt chez nos voisins. Mais la démarche est possible, surtout pour les collections plus restreintes. Opter pour le local, c’est important pour trois raisons majeures, confie Rachida : “D’une part pour créer de l’emploi en Belgique, évidemment, mais aussi pour une question de morale et de confort”. En choisissant une fabrique belge, les créateurs peuvent vérifier la confection à tout moment. En délocalisant au Portugal, au Maroc ou ailleurs, les voyages sont plus coûteux, plus polluants, plus longs et les créateurs perdent alors une partie de leur maîtrise de la production.

J’ai par exemple eu deux clientes, elles créaient des vêtements pour enfants, et elles ont fini par tout délocaliser au Portugal. Là-bas, les usines sont géantes, elles peuvent imprimer toutes les nuances de couleurs possibles et imaginables, c’est un autre monde, c’est beaucoup plus rentable”. Mais rentabilité ne veut pas nécessairement dire succès. Trois anciens clients de Mulieris ont décidé de délocaliser leur production au Maroc, ils ont tous fait faillite.

L’atelier Mulieris est responsable des retouches sur tous les uniformes des agents de Thalys au Benelux. Si tout se passe bien, ça devrait bientôt être le cas de la STIB également. ©Eloïse Roulette

“Vous ne me ferez jamais concurrence”

Un rythme moins effréné, plus modéré, des délais plus contraignants pour les créateurs. C’est l’une des spécificités de la mode sociale, plus “slow”. “On est dans le social, on n’est pas à l’abri de certificats médicaux, qu’ils soient vrais, ou non. Alors parfois, on a trois ou quatre personnes en moins, mais je n’ai pas les moyens de les remplacer comme ça ! Donc on doit s’arranger avec le client, demander un délai supplémentaire”, rappelle la coordinatrice du projet. Mais dans certains cas, aucun retard ne peut être admis. Qu’il s’agisse de quelques pièces pour un défilé de haute couture ou d’une collection dont la date de sortie est annoncée, il y a des deadlines que Mulieris ne peut pas reporter. “Par exemple avec Stromae, ce n’était pas possible. On devait absolument respecter la date limite parce qu’il y avait un défilé au Bon Marché et on ne pouvait pas se permettre de retard. Alors on a engagé quatre paires de mains supplémentaires le temps de la confection”.

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Il s’agit toutefois de cas exceptionnels. Pour Rachida, concurrencer les usines du bout du monde n’est même pas envisageable. “Rien qu’en Belgique, c’est impossible de concurrencer les grosses usines. Un jour, le directeur de Celesta (usine de confection flamande) est venu sonner à l’atelier, il voulait voir la patronne. Quand je lui ai dit que c’était moi, il a fait un drôle de tête”. L’homme a ensuite observé l’équipe l’espace de 10 minutes avant de déclarer : “Quelle perte de temps. Vous ne me ferez jamais concurrence”.

©Eloïse Roulette

Pour Rachida, c’est évident que l’atelier de l’avenue Clemenceau ne fait pas le poids. Ne serait-ce que parce que les objectifs sont différents : Celesta et consorts cherchent le profit ; Mulieris a un objectif social. Ils produisent à des échelles diamétralement différentes. D’ailleurs, lorsqu’une marque propose un contrat de milliers de pièces à la petite manufacture, il n’est pas rare que la coordinatrice, Rachida, forcée de refuser faute de moyen, les renvoie chez Celesta. Alors, au final, la concurrence, elle n’existe pas vraiment. Parce que les marchés sont différents, la clientèle est différente. En général, quand on vient chez Mulieris, “c’est pour résister, faire un pied de nez à la mondialisation”.

Mots-clés:
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