Par Elisabeth Debourse
On l’appelle presque affectueusement le « bâtiment Solvay », du nom du célèbre industriel et philanthrope belge, qui abritait jusqu’en 2012 le siège de son entreprise. Pensé en 1883 par les architectes Constant Bosmans et Henri Vandeveld, il étendra ses tentacules sur cinq immeubles de bureaux et 50 000 m². À deux pas de la chaussée de Wavre, les habitants du quartier de Matongé connaissent bien sa silhouette, toujours imposante.
Il y a seize mois, alors que la démolition du bâtiment est programmée, Denis Meyers prend ses bombes et entame sa performance. À l’origine, le projet éphémère n’est pas censé être visible par le public, mais l’intérêt gigantesque pour ce nouveau travail de l’artiste en décidera autrement. Puisque le permis de bâtir se fait attendre, en avril 2016, Denis Meyers commence à ouvrir les portes de l’édifice aux visiteurs. Les visites sont toutes guidées – par mesure de sécurité – et chaque évènement est pris d’assaut et complet en quelques heures. La destruction des ailes est prévue un mois plus tard, mais est postposée en raison du succès de cette exposition singulière.
Le Tournaisien de 38 ans, qui vit et travaille à Bruxelles, s’est fait connaitre pour son travail typographique – reconnaissable entre mille – qu’il décline en fresques imposantes et pour ses visages dessinés, imprimés, découpés et collés en ville. Visage connu collaborant régulièrement avec la presse et les marques, il est l’opposé du discret Bansky. Son intérêt pour les lettres et leurs déclinaisons graphiques lui vient de Lucien De Roeck, son grand-père et le créateur de l’emblême de l’exposition universelle de 1958.
Au fil des semaines, les murs, les sols et les plafonds se couvrent de mots, tracés à l’aide de pas moins de 1 500 bombes noires. « Aimer », « promettre », « consoler » et même « crever » s’affichent à l’infiniti(f), comme autant de pensées qui se répètent de manière presque obsessive. Ces micro-phrases sont tirées de quelques 150 carnets, griffonnés pendant 20 ans. Points de départ du projet, ils sont son fil conducteur, s’étirant, tantôt gigantesques sur l’une des façades, tantôt épars sur des murs humides déjà à moitié détruits. Partout, presque exclusivement du noir et blanc, pour un esprit monochrome, que l’on devine alors surtout sombre.
Car à travers les fresques de « Remember souvenir », c’est une page qui se tourne – celle d’une histoire d’amour qui, comme beaucoup, a mal fini. Une rupture qui semble laisser un long moment Denis Meyers inconsolable, incapable de passer outre ses souvenirs et une femme qui le hante.
Le projet est une étape. En noircissant des pans de mur entiers de déprime et de nostalgie, l’artiste y voit plus clair. Au sous-sol, aux racines du bâtiment, c’est la noirceur totale, piquetée de têtes de morts. Dans les étages les plus hauts, l’obsession monochromique fait place, enfin, à la couleur. La seule à pouvoir toucher au rouge, au bleu ou au jaune soleil, c’est Joy, la fille de Denis Meyers. Tout un symbole.
Ses enfants ne sont cependant pas les seuls à laisser leur trace dans le bâtiment. Denis Meyers invite plusieurs autres artistes qui ont jalonné son parcours à venir aposer leur patte sur un étage complet. La seule contrainte : le noir et blanc. On y retrouve des photographes et des peintures de Steve Locatelli et Arnaud Kool. Au sous-sol, un grand hommage à son ami Kid Noize, qui viendra d’ailleurs y tourner une vidéo.
Entre le 22 avril, jour du vernissage de l’exposition « Remember souvenir » et la destruction du bâtiment, 15 000 visiteurs se seront (presque) perdus dans le dédale de couloirs zébrés d’œuvres de l’artiste.
Racheté par Immobel et BPI, le terrain va être transformé en un domaine résidentiel de luxe baptisé « Ernest », dont les espaces verts seront conceptualisés par le bureau d’architectes-paysagistes Wirtz. Les entreprises avaient soutenu le projet artistique, y voyant des retombées positives.
La collaboration ne s’arrête pas là, puisque les parcs semi-privatifs des nouveaux bâtiments seront en partie illustrés par Denis Meyers. Certains fragments de l’ancien bâtiment Solvay serviront aussi de décorations aux nouveaux logements.
D’autres morceaux de l’œuvre avaient déjà été vendus aux enchères, dont les dernières datent d’octobre 2016. Les châssis, des portes et des cache-radiateurs avaient été vendus entre 300 et 12 000 euros, aux bénéfices de l’artiste.