Par Rédaction Paris Match Belgique
Des eaux turquoise et un sable blanc, la Toscane se prend pour les Caraïbes… mais la « plage blanche » a un secret de beauté, le bicarbonate de soude.
Lunettes de cabine UV sur le nez et tatouages en évidence, ils se prélassent. La blancheur du sol intensifie la séance de bronzage. Rien à voir avec les plages rocailleuses et peu confortables de Toscane. Le nuancier de turquoises de Rosignano a de faux airs de Caraïbes. Pas besoin d’ajouter des filtres. Mais mieux vaut soigner le cadre et éviter le contre-champ. L’usine Solvay, derrière les pins et le cimetière, impose ses cuves fumantes et ses tuyaux enchevêtrés. Jordano, 23 ans, sauveteur et étudiant en biologie, prend une poignée de sable et le laisse filer entre ses doigts. « Cette plage est un piège! On ne devrait pas avoir le droit de s’y baigner, ni même d’y marcher. » Malgré tout, ce blond peroxydé par l’eau de mer y surfe quotidiennement. « C’est le seul endroit où il y a quelques vagues », justifie-t-il. La tentation est trop forte. Et il n’est pas le seul à oser y succomber. Il pointe le doigt en direction des flots laiteux : le canal de déversement de l’usine. Malgré l’odeur âpre, ils sont nombreux à batifoler dans ces remous de courants chauds. Le panneau d’interdiction de baignade à 100 mètres autour du déversement ne les décourage pas.
Je crois que c’est la première fois que des égouts deviennent une attraction touristique.
Impossible de louper ce mastodonte de béton. Même la ville doit une partie de son nom, « Rosignano Solvay », au chimiste fondateur de l’entreprise : Ernest Solvay. Ce Belge a inventé un procédé de fabrication de carbonate et de bicarbonate de soude. Le premier permet la fabrication du verre et le second peut être utilisé dans la cuisine, en médecine ou encore en agent environnemental. L’usine s’implante à Rosignano en 1912, parce qu’une gare ferroviaire y existe déjà. « Mais aussi à proximité de carrières, car, pour la fabrication, nous avons besoin d’extraire deux choses : du sel et de la craie », explique Cécile Fages, en charge de la communication du groupe. De mémoire d’homme, personne ne se souvient comment était la plage avant. « Le sable blanc, c’est nous : il provient de la partie du calcaire qui ne réagit pas à notre procédé, à cause des impuretés qu’il contient. Après traitement, nous le rejetons dans les eaux résiduelles, reversées dans la mer », précise Richard Thommeret, le scientifique qui surveille la communication de Solvay. D’où, aussi, la couleur turquoise si attirante de la mer : reflet de l’eau sur le sable. Cette pollution esthétique est devenue un atout qui, les week-ends de forte affluence, attire jusqu’à 20 000 personnes. « Je crois que c’est la première fois que des égouts deviennent une attraction touristique », commente Roberto, directeur d’un hôtel de la côte.
« Après tout, on met bien du bicarbonate de sodium dans notre cuisine », rétorque Claudia, de l’office du tourisme, qui recommande régulièrement un petit tour vers les « Spiagge Bianche » (Plages blanches) aux visiteurs. Toutefois, le doute persiste. « Nous avons régulièrement des lettres de vacanciers inquiets, mais, je vous l’assure, ce n’est pas dangereux. C’est un peu comme les plages de ski artificielles », tente de rassurer la communication de Solvay. Selon un article publié en 2011 dans le journal local, Il Tirreno, l’usine déverserait dans la mer de l’arsenic, du cadmium, du chrome, du cuivre, du mercure, du nickel, du plomb et du zinc. Maurizio Marchi multiplie les actions en justice. Ce militant écologiste de Rosignano ne se déplace pas sans son polycopié de la liste des produits déversés par l’usine. Il est révolté par les Plages blanches. Pour lui, Solvay ment. « Ce qui inquiète, ce sont surtout les métaux lourds comme le mercure. » Les professionnels ont tous lu l’article et connaissent par cœur les rapports de l’Arpat, l’Agence régionale de protection de l’environnement de Toscane, qui effectue les contrôles quotidiens sur toute la côte toscane. Ricardo, prof de Windsurf depuis vingt-cinq ans, a même fait une prise de sang. « Je voulais vérifier mon taux de mercure, mais ça va, je suis au même niveau que quelqu’un qui mange beaucoup de thon », annonce-t-il, rassuré.
Solvay rétorque immédiatement : « Nous ne déversons plus de mercure depuis que nous avons arrêté en 2006 une activité qui nécessitait ce métal. Nous améliorons nos techniques. » Pourtant, en 2015, le rapport de l’Arpat établit que l’état chimique de Rosignano n’est pas bon. « En raison du dépassement du seul paramètre tributylétain (TBT), qui a cependant une valeur limite très faible, la présence de ce composé à grande échelle sur toute la côte de la région n’est pas imputable aux activités de Solvay mais à d’autres types d’activités, par exemple les chantiers navals », précise Daniele Donati, adjoint au maire en charge des affaires sociales et de la protection de l’environnement. « Il n’y a pas de rapport spécifique sur la santé lié aux Plages blanches. Les statistiques concernant la municipalité de Rosignano ne montrent pas de problème sanitaire pour notre territoire », conclut l’édile. Traduction : circulez, il n’y a rien à voir… Michele est plongeur pour l’Arpat ; c’est lui qui va chercher les échantillons pour l’agence. « L’endroit a été contaminé pendant de nombreuses années. Et on ne pourra jamais plus réparer ce qui a été fait. Prétendre que c’est dangereux, on ne sait pas. Mais je dois dire que, parfois, il vaut mieux ne pas savoir. »
L’usine a donné du travail. Et puis, maintenant, il y a ce soupçon…
La ville doit beaucoup à cette usine qui, aujourd’hui encore, emploie 1 500 salariés. Rosignano ressemble à une galaxie Solvay. De l’église à l’école, en passant par le cinéma, Solvay est gravé partout dans la pierre, en lettres capitales. « Nous sommes une entreprise familiale, très humaniste, avec un fort paternalisme. On a toujours eu le souci de prendre soin de nos salariés. C’est l’histoire du groupe et l’Histoire tout court », complète la communicante. La rue qui mène au site industriel porte encore le nom de l’inventeur belge, à côté de celle d’Allende et d’autres personnalités illustres. À la belle époque, 4 500 personnes travaillaient pour l’usine. Mauro, 75 ans, y a été mécanicien de 1962 à 1992, jusqu’à ce que les machines commencent à remplacer les hommes. Il a pris le « plan de départ », mais la retraite n’a pas rempli ses promesses et les soucis de santé ont commencé. De chez lui, il sent l’odeur des produits chimiques. Il habite toujours dans le logement de briques rouges prévu pour les ouvriers, à 150 mètres de la plage. « Moi, je n’y mets plus les pieds. Quand je pense qu’enfant je sautais dans le canal de déversement… » Il fait partie de l’association des victimes de l’amiante, comme de nombreux collègues. « À l’époque, on ne mettait pas de protection. On ne nous a pas dit qu’il y avait un risque pour notre santé », s’énerve le retraité. Il a perdu toute confiance en ses anciens patrons.
« Les sentiments à l’égard de Solvay sont ambivalents, entre adoration et détestation », observe le médecin Claudio Marabotti. « L’usine a donné du travail. Et puis, maintenant, il y a ce soupçon… » L’histoire familiale du médecin est aussi liée à cette usine. Son grand-père y travaillait. Son père, lui, avait choisi d’être cheminot. Il est décédé en 2012 d’un cancer. Claudio s’est alors intéressé au nombre de morts par mésothéliome pleural, le cancer de la plèvre dû à un contact de l’amiante. Il a abouti à ce résultat édifiant : le taux de mortalité est trois fois plus élevé à Rosignano que dans le reste de l’Italie. Son rapport sera publié dans une revue scientifique, l’International Journal of Occupational Medicine and Environmental Health. Mais il n’a jamais reçu de réponse à la question posée par courrier à la mairie : « L’environnement de notre municipalité exposerait-il les habitants au risque de contracter des maladies graves, souvent mortelles ? » Aujourd’hui, il hésite encore sur les responsabilités « On n’a pas fait l’étude. Il nous faudrait faire des recherches plus approfondies et très coûteuses. » Une chose est sûre, lui non plus n’emmène pas son fils à la Plage blanche. Contrairement aux communicants de l’usine belge qui nous assurent connaître le goût des poissons grillés de Rosignano, où ils emmènent leurs enfants.